Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eau ! Mais ces gracieuses fontaines de Moïse ne sont pas inoffensives ; Abdallah le chamelier, s’y étant baigné, fut pris d’une fièvre violente et de délire. « C’est bien fait, lui dit un de ses compagnons, tu as couché hier dans un endroit fréquenté par les diables sans crier Allah ! » Aussi le pauvre chamelier ne se fit-il pas faute dans sa mésaventure de crier Allah et Mahomet ; heureusement il invoqua aussi notre ami Leclère, qui le guérit.

Nous cheminâmes de nouveau avec la mer à droite, les montagnes. du Tyh à gauche, dans une plaine qui, faisant partie du bassin du golfe, paraît une plage immense. Pour en finir en une fois avec la configuration de la contrée, à partir de Suez, on a deux jours de marche en pays plat ; on entre dans la région montagneuse après la vallée d’El-Amarah, pour traverser ensuite une série de collines et de vallées perpendiculaires à la mer. Ces collines et ces vallées sont produites par les contre-forts ouest de la chaîne du Tyh, et jettent dans le golfe de Suez les eaux de leurs torrens, alimentés seulement par les orages. À mesure qu’on s’approche du but du pèlerinage, les vallées n’ont plus la même direction : on ne les traverse pas, on les suit ; elles ne descendent plus de la chaîne, mais rayonnent du massif du Sinaï, qui est l’extrémité et le nœud de la région montagneuse.

Un large croissant de lune éclaira le lever de notre camp dans l’Ouad-el-Amarah ; la tête de la caravane passa les monticules aux lueurs de l’aube et donna la vie à ces grandes solitudes, en même temps que le soleil leur versait ses premiers rayons. Le fond des vallées, la cime des montagnes, se coloraient de délicieuses teintes lilas, bleues et roses ; l’ombre noire où étaient plongées les parties que le soleil n’atteignait pas relevait encore le tableau. L’ardente lumière du jour effaça ces couleurs et dissipa les subtiles et profondes vapeurs du matin, gaze légère qui s’évanouit avec l’aurore ; mais, à mesure que nous avançâmes, le pays prit de plus en plus un aspect de grandeur imposante. Des pointes de granit émergeaient partout du milieu des sables, les cimes aiguës des montagnes semblaient superposées, les lignes tourmentées se croisaient, s’enfonçaient dans de profondes vallées, dominées par de grandes roches à pic. Ce fut là pour la première fois que je fus saisi de l’harmonie qui existe entre la poésie de l’Exode, poésie émouvante, effrayante même, et cette nature que l’on ne peut contempler sans quelques battemens de cœur.

La rapide allure de nos dromadaires permettait à chacun de nous de varier sa course, de chercher les points de vue, de partir en avant. J’aimais à me trouver seul en face de quelque site dont le caractère particulièrement sauvage semblait dû à un bouleversement