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une sorte de gémissement qui la fit tressaillir ; c’était Hullin qui parlait. — Tous ces braves enfans, tous ces pères de famille qui tombaient les uns après les autres, criait-il d’une voix déchirante, croyez-vous que cela ne prenait pas au cœur ? Croyez-vous que je n’aurais pas mieux aimé mille fois être massacré moi-même ? Ah ! dans cette nuit, vous ne savez pas ce que j’ai souffert ! Perdre la vie, ce n’est rien ; mais porter seul une responsabilité pareille !…

Il se tut ; le frémissement de ses lèvres, une larme qui coulait lentement sur sa joue, son attitude, tout montrait les scrupules de l’honnête homme en face d’une de ces situations où la conscience elle-même hésite et cherche de nouveaux appuis. Catherine alla tout doucement s’asseoir dans le grand fauteuil à gauche. Au bout de quelques secondes, Hullin ajouta d’un ton plus calme : — Entre onze heures et minuit, Zimmer arrive en criant : « Nous sommes tournés ! Les Autrichiens descendent du Grosmann, Labarbe est écrasé, Jérôme ne peut plus tenir ! » Et puis il ne dit plus rien. Que faire ?… Est-ce que je pouvais battre en retraite ? est-ce que je pouvais abandonner une position qui nous avait coûté tant de sang, la route du Donon, le chemin de Paris ? Si je l’avais fait, est-ce que je n’aurais pas été un misérable ? Mais je n’avais que trois cents hommes contre quatre mille à Grandfontaine, et je ne sais combien qui descendaient de la montagne ! Eh bien ! coûte que coûte, je me décide à tenir ; c’était notre devoir. La vie n’est rien sans l’honneur : nous mourrons tous ; mais on ne dira pas que nous avons livré le chemin de la France… Non, non, on ne le dira pas !

En ce moment, la voix de Hullin reprit son timbre frémissant ; ses yeux se gonflèrent de larmes, et il ajouta : — Nous avons tenu, mes braves enfans ont tenu jusqu’à deux heures. Je les voyais tomber. Ils tombaient en criant : « Vive la France !… » Dès le commencement de l’action, j’avais fait prévenir Piorette. Il arriva au pas de course, avec une cinquantaine d’hommes solides. Il était déjà trop tard. L’ennemi nous débordait à droite et à gauche. Il tenait les trois quarts du plateau, et nous avait refoulés dans les sapinières du côté du Blanru ; son feu plongeait sur nous. Tout ce que je pus faire, ce fut de réunir mes blessés, ceux qui se traînaient encore, et de les mettre sous l’escorte de Piorette ; une centaine de mes hommes se joignirent à lui. Moi, je n’en gardai que cinquante pour aller occuper le Falkenstein. Nous avons passé sur le ventre des Autrichiens qui voulaient nous couper la retraite. Heureusement la nuit était noire ; sans cela, pas un seul d’entre nous n’aurait réchappé. Voilà donc où nous en sommes. Tout est perdu. Le Falkenstein seul nous reste, et nous sommes réduits à trois cents hommes. Maintenant il s’agit de savoir si nous voulons aller jusqu’au bout. Moi, je vous l’ai