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tous les ouvriers du pays y mirent la main. Vers la même époque, l’armée ayant été licenciée, Gaspard se coupa les moustaches, et son mariage avec Louise eut lieu. Ce jour-là arrivèrent tous les combattans du Falkenstein et du Donon, et la ferme les reçut portes et fenêtres ouvertes à deux battans. Chacun apportait ses présens aux mariés : Jérôme, des petits souliers pour Louise ; Materne et ses fils, un coq de bruyère, le plus amoureux des oiseaux, comme chacun sait ; Divès, des paquets de tabac de contrebande ; le docteur Lorquin, une layette de fine toile blanche. Il y eut table ouverte jusque dans les granges et sous les hangars. Ce qu’on consomma de vin, de pain, de viandes, de tartes et de kougelhof, je ne puis le dire ; mais ce que je sais bien, c’est que Jean-Claude, fort sombre depuis l’entrée des alliés à Paris, se ranima ce jour-là en chantant le vieil air de sa jeunesse aussi allégrement que lorsqu’il était parti, le fusil sur l’épaule, pour Valmy, Jemmapes et Fleurus. Les échos du Falkenstein en face répétèrent au loin ce vieux chant patriotique. Catherine Lefèvre frappait la mesure sur la table avec le manche de son couteau, et s’il est vrai, comme plusieurs le disent, que les morts viennent écouter quand on parle d’eux, les nôtres durent être contens, et le roi de carreau dut écumer dans sa barbe rousse. Vers minuit, Hullin se leva, et s’adressant aux mariés, il leur dit :

— Vous aurez de braves enfans, je les ferai sauter sur mes genoux, je leur apprendrai ma vieille chanson, et puis j’irai revoir les anciens ! — Cela dit, il embrassa Louise, et, bras dessus, bras dessous, avec Marc Divès et Jérôme, il descendit à sa cassine, suivi de toute la noce, qui répétait en chœur le chant sublime. On n’avait jamais vu de plus belle nuit : des étoiles innombrables brillaient au ciel dans l’azur sombre ; les buissons au bas de la côte, où l’on avait enterré tant de braves gens, frissonnaient tout bas. Chacun se sentait joyeux et attendri. Sur le seuil de la petite baraque, on se serra la main, on se souhaita le bonsoir, et tous, les uns à droite, les autres à gauche, par petites troupes, s’en retournèrent à leurs villages. — Bonne nuit, Materne, Jérôme, Divès, Piorette ! bonne nuit ! criait Jean-Claude. — Ses vieux amis se retournaient en agitant leurs feutres, et tous se disaient en eux-mêmes : — Il y a pourtant des jours où l’on est bien heureux d’être au monde. Ah ! s’il n’y avait jamais ni pestes, ni guerres, ni famines, si les hommes pouvaient s’entendre, s’aimer et se secourir, s’il ne s’élevait point d’injustes défiances entre eux, la terre serait un vrai paradis !


Erckmann-Chatrian.