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orphelins auprès desquels une société marâtre négligerait de remplir la tâche de la maternité véritable. Cette espèce d’orphelinat moral, associé à des facultés remarquables, exposé d’avance à tous les hasards de la vie, jeté sans appui dans un monde où l’autorité s’efface, où les croyances s’altèrent, où les liens se brisent, où les intérêts se morcellent à l’infini, a quelque chose de touchant, fait pour attendrir les juges les plus sévères ; mais ce sentiment, après tout, est plus instinctif que raisonné, et, pour que ceux qui l’éveillent en nous puissent en recueillir tout le bénéfice, il ne faut pas qu’à certains momens on nous demande en leur faveur plus qu’ils ne doivent obtenir. Tout ce qui est exceptionnel dans les élémens d’une appréciation morale ne se sauve que par la sincérité, et il suffit dès lors, pour nous mettre en garde, du moindre indice d’exagération et surtout de charlatanisme. Si l’on veut absolument que l’amnistie s’appelle l’admiration et que la sympathie ressemble à l’apothéose, si l’on choisit en outre, pour cette transposition bruyante de toutes les notions du vrai et du bien, une de ces heures qui portent avec elles la plus austère des leçons, si l’on fait d’un lit de mort un lit de parade et d’un cercueil un tréteau, nous nous tenons à l’écart, et nous attendons que le bruit cesse pour exprimer nos regrets.

Telles étaient les réflexions qui occupaient notre esprit au moment où nous venions de relire avec une affectueuse attention les œuvres d’Henry Murger. En songeant à ce que nous connaissions de sa vie, à ce qu’il nous en avait révélé lui-même, nous pensions qu’il y aurait peut-être mieux à faire, pour le moment du moins, qu’un examen spécial de ses écrits, Henry Murger a personnifié certains penchans de la littérature moderne, certains traits de nos mœurs littéraires, dont il n’a que trop subi et démontré à ses dépens les inconvéniens et les périls. Ceux qui l’ont sincèrement aimé, — et nous sommes de ce nombre, — ont souvent gémi de le voir enveloppé pour ainsi dire d’une atmosphère où doivent infailliblement dépérir les meilleures facultés de l’intelligence, où les dons les plus précieux de l’imagination et du cœur ont sans cesse à lutter contre des préoccupations fâcheuses et de malsaines habitudes. C’est ce contraste que nous-voudrions indiquer aujourd’hui, sans nous départir de notre sympathie pour l’écrivain, mais aussi sans complaisance pour ce milieu, pour cet entourage qui a troublé et finalement tari en Murger les sources de l’inspiration et de la vie. Sur ce terrain, nous nous sentons plus à l’aise. La critique proprement dite a ses heures de lassitude et de doute : elle suppose chez celui qui l’exerce, à défaut d’une supériorité quelconque, le sentiment d’une situation tout à fait indépendante des œuvres qu’il juge et des faiblesses qu’il signale ; elle contracte alors je ne sais quoi de sec et