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pas le ramenèrent souvent au point de départ. Aussi bien la faute n’en fut pas à lui seul, mais au public et même à la critique, qui s’obstinèrent à ne voir en lui que l’auteur de la Vie de Bohème, et le déclarèrent moins amusant lorsqu’il essaya d’être plus élevé.

Murger, dès son second ouvrage, les Scènes de la vie de Jeunesse, se trouva en présence de cette difficulté, qu’il n’a jamais complètement résolue ni dans sa personne, ni dans ses livres. La vie de jeunesse, soit ; mais quelle jeunesse ? Depuis tantôt vingt ans, nous entendons les coryphées de la fantaisie s’écrier avec des effusions lyriques et des poses d’adolescent : Oh ! la jeunesse ! oh ! être jeune ! Et sur ce thème invariable ils brodent des variations infinies, ils accumulent toutes les images obligées : l’aube et le printemps, les lilas en fleur, les sourires du matin se jouant dans la brume flottante, l’ivresse du premier amour, le sentier que l’on suit pas à pas, la touffe d’églantiers, la haie d’aubépines où de blanches mains butinent un bouquet pendant que des lèvres vermeilles échangent un serment et un baiser ; voilà la vie, voilà la poésie, voilà le dernier mot des facultés et des félicités humaines, et honte aux censeurs moroses, aux pédans hypocrites qui s’inquiètent de ce qui suivra cette phase radieuse ! Hélas ! la chanson est à peine achevée, l’hymne vibre encore, que déjà le soleil penche à l’horizon, l’ombre s’allonge sur la plaine, le sentier devient plus rude et plus sombre ; tous ces jeunes fronts se dépouillent, toutes ces fraîches illusions s’effeuillent avec les amandiers d’avril, avec les rosiers de mai. C’est là, nous dit-on, l’éternelle loi qui gouverne l’humanité et le monde, et le mal que nous signalons n’est pas d’hier. On se trompe : dans la vie comme dans les lettres, dans la nature comme dans l’art, chez l’homme comme parmi les objets qu’il anime de sa présence et qui l’enchantent de leur beauté, le principal charme de la jeunesse, du printemps et du matin, dépend de leurs promesses plus encore que de leurs dons ; il réside dans les secrètes harmonies qui les unissent d’avance à ce qui doit les suivre, les féconder et les compléter. Ages de l’année, saisons de l’homme, heures du jour, obéissent à une volonté souveraine, à un ordre mystérieux qui fait de leurs splendeurs ou de leurs ombres, de leurs joies ou de leurs tristesses, les chants d’un même poème, les anneaux d’une même chaîne. Si on les détachait de ce qui les précède et de ce qui les suit, on dérangerait non-seulement leurs rapports mutuels, mais leur accord avec les règles immortelles de l’imagination et de la raison ; on en ferait des énigmes sans mot. La jeunesse qui ne doit pas, qui ne sait pas mûrir, la jeunesse qui n’a pas de lendemain, n’est plus la jeunesse : elle est tout au plus un rêve dont le réveil nous laisse énervés, abattus, incapables d’initiative et d’action énergique.