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sont justement ceux qui ont la plume la plus complaisante, et que tous les gouvernemens trouvent prêts à écrire ou à chanter sous leur dictée immédiate. Leur haine contre les livres de compte ne s’étend pas jusqu’à l’émargement, et ils sont moins rebelles à la consigne qu’à l’arithmétique. Heureux encore quand les gouvernemens seuls profitent de ces brèches ouvertes dans les consciences-par cette pauvreté mal acquise et mal définie ! Il arrive parfois que des particuliers, favoris ou pontifes du veau d’or, enrôlent quelques-uns de ces fiers talens que l’envie d’être riches assouplit aux féodalités du million et de l’agiotage ; l’on assiste alors à l’humiliant spectacle d’une onéreuse alliance qui assujettit les idées aux écus : grave symptôme parmi ceux qui signalent les décadences littéraires ! argument invincible en faveur de cette vérité, que tout désordre moral aboutit à la servitude !

Voilà, nous l’avouons, de bien grands mots et des réflexions bien moroses à propos d’un charmant esprit dont l’aimable mémoire et les œuvres légères n’avaient rien à faire, semble-t-il, avec les sermons des pédans et des docteurs. C’est là un des désavantages de la morale vis-à-vis de ceux qui, sans l’avoir ouvertement blessée, se sont pourtant arrangés de façon à ce qu’il paraisse également illusoire de l’invoquer en leur honneur ou à leurs dépens. Quiconque s’impose cette tâche doit se résigner d’avance à jouer dans la littérature ce qu’on appelle au théâtre les rôles sacrifiés, et s’attendre aux récriminations, aux sarcasmes ou aux dédains de ces disciples de Pangloss, qui ne veulent pas qu’on s’attriste ou qu’on s’effraie quand ils sont joyeux et rassurés. Chaque fois que l’on dénonce, dans le monde des lettres, un excès, un abus, un penchant dangereux, un trait de mœurs inquiétant, chaque fois que l’on demande où peuvent conduire ces sentiers perdus sur ces pentes glissantes, on est qualifié, nous le savons, de censeur maussade et de prophète de malheur. Il faut bien pourtant que certaines vérités se disent, moins pour discuter des renommées dont le temps fixera la valeur que pour rappeler aux survivans le mal qu’à fait et que pourrait faire encore cette manie de confondre le désordre avec le talent : l’un est si facile et l’autre est si rare ! Il ne suffit pas d’ailleurs de s’étourdir pour supprimer ce que l’on nie, et l’événement se charge d’ordinaire de réaliser ces prophéties dont se moquent le succès et le plaisir. Alors on ne rit plus, et c’est en vain que l’on essaie, à force de bruit, de couvrir l’évidence qui parle à travers ce cercueil et le bon sens public qui proteste contre ces lugubres comédies.

Nous ne voudrions pas finir sur d’aussi graves et d’aussi sombres images. Ces pâles et sympathiques figures qui ont un moment brillé des plus doux rayons de la poésie et de la jeunesse, et qui disparaissent