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et nourri dès l’enfance de la parole du Seigneur, on ne voit et on n’entend que des manœuvres dégrossis qui savent à peine débiter la leçon apprise la veille. Tel n’était pas Farinelli. Esprit cultivé, homme de goût, de sentiment et de manières élégantes, Farinelli était fort recherché dans le monde qu’il charmait par son admirable talent[1].

Après trois ans de triomphes et de succès de toute nature, Farinelli quitta Londres et l’Angleterre à la fin de l’année 1736 pour se rendre en Espagne. Il traversa Paris, où il s’arrêta pendant quelques mois. Il chanta à la cour de Louis XV, et produisit une vive sensation sur le roi, qui témoigna sa satisfaction en faisant donner au virtuose son portrait enrichi de diamans et 500 louis. C’était l’époque où Jelyotte et Mlle Feel émerveillaient la France en chantant à l’Académie de musique le plain-chant des opéras des Rameau et de Campra. Les chanteurs italiens n’étaient pas revenus depuis la jeunesse de Louis XIV, et ils ne devaient reparaître qu’en 1752, année où s’engagea cette fameuse discussion que Rousseau a immortalisée par sa lettre éloquente sur la musique française. Quel rapport pouvait-il exister entre un virtuose comme Farinelli chantant au clavecin un air suave de Hasse, son compositeur favori, et les enfans de chœur émancipés qui chevrotaient à l’Opéra les tragédies lyriques du temps ? Quoi qu’il en soit, il est certain que Farinelli fut dignement apprécié à la cour de France, et qu’il quitta Paris en y laissant un souvenir durable de son merveilleux talent. Farinelli n’était appelé en Espagne par aucun engagement direct. Il y allait de son propre mouvement, pour voir Madrid et s’y faire entendre, et puis il devait retourner a Londres, où il avait laissé un grand nombre d’admirateurs. La destinée voulut que le brillant élève de Porpora restât pendant vingt-cinq ans attaché à la cour d’Espagne, comblé d’honneurs et jouissant auprès de deux rois, Philippe V et son fils Ferdinand VI, de l’autorité d’un favori et presque d’un ministre.

En effet, c’est sous le règne languissant de Philippe V que Farinelli arrive à Madrid, au commencement de l’année 1737. Ce pâle et triste roi de la race de Louis XIV, dont la princesse des Ursins nous a fait connaître la faiblesse et la dévotion puérile, qu’il a transmises avec son sang appauvri à toute la seconde branche de la famille des Bourbons, était tombé dans une léthargie telle qu’on ne savait comment le distraire. Il passait des journées entières dans ses appartemens, sombre, taciturne et négligé dans sa personne, sans qu’on pût obtenir de son esprit indolent qu’il s’occupât des affaires de son royaume. Lorsque la reine Elisabeth Farnèse de Parme apprit que le célèbre chanteur Farinelli était à Madrid, elle le manda à la cour et ordonna de préparer un petit concert dans l’appartement du roi, qui aimait la musique. Elle demanda au virtuose de choisir dans son répertoire quelques morceaux d’un style tempéré et d’un caractère mélancolique propres à

  1. Je possède une belle gravure d’après Amiconi, faite à Londres en 1734, où Farinelli est représenté assis, déroulant une guirlande de roses pendant qu’une muse lui pose une couronne sur la tête. C’est à peu près la composition du portrait de Cherubini par M. Ingres. Aux pieds de Farinelli se joue un essaim de petits amours qui chantent et qui jouent de la lyre. Cette belle gravure, devenue très rare, m’a été donnée par un connaisseur, par un artiste de talent, M. Baratier, qui e9t allé reposer son esprit aimable dans une bonne ville du midi de la France, Carcassonne, qui l’a vu naître.