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pouvaient ouvrir la porte aux doctrines panthéistes ne péchaient que par imprudence ; malgré leurs fautes de méthode ou leur téméraire ivresse, l’esprit de leurs systèmes, comme la croyance de leurs cœurs, affirmait toujours un Dieu personnel. Aussi les pages que Fénelon a dirigées contre le philosophe de Rotterdam, la réfutation du spinozisme par le père Lamy sont-elles de simples études, sans aucun caractère d’urgence et de nécessité. Dans cette dernière période du règne de Louis XIV, quand tout commençait à s’affaisser, on était sceptique bien plutôt que panthéiste ; un écrivain du XVIIIe siècle va jusqu’à féliciter Fénelon de n’avoir accordé qu’une légère et dédaigneuse attention à un système en général si obscur et si monstrueux dans ce qu’on en peut comprendre. « C’est, dit-il, une peine bien perdue que de chercher à entendre un homme qui probablement ne s’est pas entendu lui-même. Fénelon fait ce qu’il peut pour l’interpréter, et résume son inintelligible livre en quatre pages qui contiennent tout ce qu’il est possible d’y apercevoir. » Que notre situation est différente ! À l’affaissement moral qui caractérise la société de nos jours se joint une sorte d’exaltation fébrile, et ce mélange d’exaltation et d’affaissement a trouvé dans le panthéisme son expression complète. Pour un métaphysicien qui comprend son époque, il n’est pas de question plus urgente. Spinoza, renouvelé par Hegel, a été la plus puissante personnification du panthéisme dans l’histoire de l’esprit humain ; voilà le fascinateur qu’il faut oser regarder en face, voilà les séductions grandioses qu’il faut écarter à jamais, si l’on veut affranchir les générations nouvelles.

Il y a longtemps que M. Émile Saisset s’occupe de Spinoza ; à une époque où la philosophie de nos jours, plus préoccupée de l’histoire que de la critique, s’efforçait surtout de retrouver le sens des principaux monumens de l’esprit humain, il avait traduit les œuvres du philosophe de Rotterdam, et dans une introduction aussi précise que savante il avait exposé à grands traits sa mystérieuse doctrine. Cette exposition si sereine, si impartialement scientifique, attira d’assez vifs reproches à l’auteur. La philosophie avait alors des ennemis pour qui tous les moyens étaient bons, et il fut convenu chez certaines gens que l’université voulait populariser en France le spinozisme, puisqu’un de ses maîtres traduisait les œuvres de Spinoza sans avoir soin de les réfuter. Ceux qui formulèrent cette accusation, s’ils s’en souviennent encore aujourd’hui, doivent être bien honteux de leur bévue. Il était difficile en effet de se méprendre plus grossièrement, et si je rappelle ici un incident oublié, c’est que le contraste de ce passé avec la situation présente a vraiment quelque chose de piquant. Ce prétendu patron du panthéisme était l’homme qui lui préparait les attaques les plus rudes. En réalité M. Saisset,