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prenant la petite fille dans ses bras, il l’emmenait jouer au soleil sur le sable brillant ? Les courses de taureaux avaient depuis longtemps remplacé les promenades sur la lande et les jeux au fond des pinèdes. Véritables événemens dans la vie paisible de la Camargue, les courses de taureaux sont l’origine de presque tous les mariages du pays, car c’est là que les jeunes gens vont choisir leur fiancée. Manidette entrait dans sa seizième année ; c’était le moment de lui chercher un mari, et comme la surveillance du salin empêchait les sauniers de mener leur fille à ces fêtes, ils étaient enchantés qu’Alabert pût l’y accompagner. Chemin faisant, Manidette racontait à Alabert ses soucis et ses peines ; mais il ne s’agissait plus d’un bouquet à cueillir ni d’un panier de jonc à remplir de coquilles : le chagrin maintenant, c’était la crainte de ne point paraître assez belle, et Alabert sentait bien que cette coquetterie n’était pas à son adresse.

Le genre de beauté de Manidette ne pouvait plaire aux paysans. Une harmonie parfaite dans les lignes et une douceur infinie dans la physionomie faisaient le plus grand charme de son visage. Trop frêles pour s’occuper au salin, ses mains étaient restées douces et fines, et comme elle lisait avec plaisir le petit nombre de volumes qu’Alabert parvenait à lui procurer, qu’elle brodait elle-même ses parures, qu’elle parlait peu et à voix basse, qu’elle glissait sans bruit en marchant, qu’à la levée du sel elle ne se mêlait jamais aux danses ni aux chants des ouvriers, on ne l’appela plus que la doumaïselette (petite demoiselle).

Les douaniers ne restent guère que quelques années au même poste, et l’occasion se présenta souvent pour Alabert de quitter le Sansouïre ; mais, attaché à ce pauvre sol depuis la naissance de Manidette, il avait demandé chaque fois la grâce d’y rester. Tout en s’étonnant de cette singulière constance, ses supérieurs n’eurent garde de l’en dissuader. Alabert se disait que, loin de Manidette, il ne pourrait goûter aucun bonheur, et pour rester auprès d’elle il n’hésita pas à faire le sacrifice de son avancement.


II

On était à la fin du printemps ; la saison d’été s’annonçait belle. Berzile avait ajouté déjà un second manège au salin. C’était un dimanche ; il devait y avoir une muselade[1] au téradou[2] (terrain)

  1. Opération qui consiste à serrer le museau des veaux, lorsqu’ils sont arrivés à un certain âge, dans une espèce de pince de bois qui, en les empêchant de téter, leur laisse la possibilité de paître dans les marais. C’est un sevrage d’un nouveau genre.
  2. Dans ce pays désert, privé de hameaux et de villages, on nomme téradou la lande, le salin, le rode, le terrain enfin sur lequel on vit. Au lieu de se partager en communes, la Basse-Camargue est toute divisée en téradous.