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« Une pièce d’étoffe de soie de samis vermeil, semée de paons d’or ou de lions, avec bordure de broderies à lettres de Sarrasin. » Le suaire qu’on trouve dans les tombeaux des rois et des évêques de cette époque est très souvent brodé de caractères arabes. Le musée de Cluny possède un bel échantillon de ces pièces à caractères orientaux. Cet antique usage d’envelopper les morts d’étoffes précieuses et d’étendre sur les cercueils des voiles de soie, d’or ou de cachemire, existe encore en Orient. Dans toutes les familles musulmanes, on brode à l’avance des étoffes pour les cas de naissance, de mariage ou de mort. Dans les fresques et autres peintures du moyen âge et de la renaissance, on voit continuellement les robes des anges, les nimbes des saints, les chapes des prêtres et leurs manteaux décorés de caractères cuffiques[1]. Il est curieux de penser qu’un évêque prêchait contre les infidèles ayant sur sa poitrine ce verset du Koran : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. »

Les noms orientaux de ces étoffes, dont nos trouvères font sans cesse la description dans leurs poésies, nous indiquent si elles venaient de l’Inde, de la Perse, de Byzance ou de l’Afrique. Transportées d’Orient en Occident par le commerce, elles excitaient une telle admiration que parfois les chansons les représentent comme tissées par des fées, par des ouvrières fantastiques vêtues de longues robes de soie blanche. Dans les plus anciens romans, dans les vieilles légendes, ces tissus sont dépeints comme œuvre de magie : les uns donnent toute sorte de vertus et privilèges, tels que l’oubli des chagrins, l’invisibilité, l’invulnérabilité, l’amour et la constance ; d’autres au contraire possèdent le fatal privilège de la robe de Nessus ; quelques-uns, fabriqués sans doute avec l’amiante, puisqu’ils résistaient au feu, étaient tissés, disait-on, avec le poil de la salamandre.

Avant le Xe siècle, l’Orient avait seul le monopole des soieries. L’Europe ne possédait, ni dans les arts, ni dans les sciences, les connaissances nécessaires pour établir utilement une fabrication de ce genre. C’est vers 980 que Florence, célèbre depuis dans cet ordre d’industrie, commence à fabriquer des tapis et des tentures, et pour cela elle fait venir de Constantinople non-seulement les ouvriers, mais toutes les matières premières. À peu près vers le même temps, on trouve en France des ateliers de tapisserie pour tentures destinées à la décoration des églises et des palais. En l’année 985, il existait dans l’abbaye de Saint-Florent de Saumur une fabrique où

  1. On appelle ainsi cette écriture arabe, inventée à Koufa, sur les bords du Tigre, et dont les caractères réguliers se prêtent admirablement à la décoration architecturale.