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Figurez-vous une forêt à perte de vue de roches plantées dans la mer. Ces écueils innombrables et présentant les formes les plus inouïes n’étaient pas des fragmens écroulés de la montagne, mais des blocs surmontés d’aiguilles formant le sommet d’autres montagnes submergées. L’eau brillante, d’un bleu presque noir, détachait vigoureusement en gris blafard cette foule, cette armée de spectres livides imprégnés de sel, et l’ardent soleil qui les blanchissait encore jetait sur ces apparitions je ne sais quelle effrayante gaieté. Nul être humain ne pouvait sans grand danger parcourir ce réseau d’écueils inextricables, et nul être terrestre ne pouvait y vivre. Pas un brin d’herbe, pas un lichen, pas même un débris de plante marine sur ces îlots, et pourtant cela était beau et rempli de l’attrait du vertige. L’esprit s’élançait irrésistiblement de roche en roche ; il s’enivrait de la profondeur de ces racines puissantes de la montagne sous-marine ; il s’abandonnait aux curiosités de l’inaccessible ; il voulait planer sur tout, plonger dans tout ; il vivait d’une vie terrible et folle.

L’esprit de l’homme a cet instinct de conquête irréalisable ; il peut rêver des délices dans la possession d’un monde qui refuse au corps les conditions de la vie, et ce monde merveilleux des abîmes n’aurait pour hôtes que des muets et des aveugles, les poissons et les coquillages ! Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire… Mais je vous fais grâce de cette divagation, qui n’a de charme que quand on en perd soi-même le commencement et la fin. Je vous raconte seulement où et comment m’est venue confusément l’idée de faire agir et parler un de ces esprits dont j’enviais la vie mystérieuse et l’ineffable liberté.

Et en quittant ces menhirs naturels, ce Carnac maritime, je voyais les pêcheurs amarrer leurs barques et réparer leurs agrès d’un air absorbé. Ils n’entendaient pas un mot de français, et ne se parlaient pas non plus entre eux dans leur dialecte. Sombres et rêveurs, ils semblaient écouter les menaces ou les promesses des esprits de la plage ; mais quand ils remontèrent vers leurs cabanes, pittoresquement semées le long de l’abîme, ils échangèrent avec animation des paroles bruyantes, comme s’ils se félicitaient d’avoir échappé aux embûches des mauvais génies. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement, la mer continua son éternel monologue, et je restai à l’écouter, en proie à cette fascination à la fois pénible et délicieuse qu’elle exerce et qu’elle n’explique pas.

Je pensais bien ne jamais avoir à noter ces impressions fugitives, au milieu de tant d’autres plus faciles à définir ; mais le hasard m’en fit retrouver quelque chose, un des jours du mois dernier, en essayant d’écrire une légende dialoguée pour quatre personnages de notre connaissance. Le drac oublié m’apparut comme dans un rêve, et je ne voulus pas reculer devant le contraste d’un fantastique échevelé et d’une réalité un peu brutale. Ce n’était pas l’histoire qu’on m’avait racontée, mais c’était l’image flottante dont j’avais vu le cadre saisissant. J’entendais passer les voix rauques des bateliers au milieu du chant ininterrompu de la mer harmonieuse. Je re-