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bride avec répugnance pour éviter ce lieu maudit ! — Hélas ! j’ai attendu votre venue pendant des siècles ! — J’eus assez de force pour supporter tous les tourmens ! — Et la puissance moscovite s’est brisée à la fin, et les siècles d’épreuve se sont écoulés, — et vous, vous êtes arrivés, vous êtes si proches et ne m’entendez pas ! Je n’ai tué ni père ni mère ! Je ne suis pas un bourreau, moi, l’ennemi de celui qui est le bourreau de tous ! Tournez vos regards, — je tends les bras vers vous. — Par ici ! à moi ! voilà mon cachot ! — Je ne puis vous rejoindre, — cette chaîne me retient. — Arrêtez-vous encore un instant, je vais essayer ; — avec le reste de mes forces, j’appliquerai mes mains amaigries à ces fers pour les secouer et les briser si je puis. — Mais, je vous en conjure au nom de Dieu, attendez ! — Accordez-moi encore un instant, — une demi-seconde, — restez ! Oh ! heur et malheur ! ils ont tourné de l’autre côté et piquent de l’éperon leurs coursiers. — Ne m’entendez-vous pas, ô mes concitoyens, mes amis, mes doux frères ? Je suis ici, ici, enterré sous cette voûte. — Revenez, revenez, je vous en supplie ! — Dieu ! que se passe-t-il ? Le brouillard m’enveloppe, — ma vue ne peut plus percer ces murailles…


XXXI

O mon Dieu ! ô mon Dieu ! le bruit du galop des cavaliers retentit de nouveau à mes oreilles, — la neige siffle, la glace craque sous les sabots de leurs montures. — Moins distinct à chaque minute, ce bruit diminue peu à peu et se perd dans le lointain. — On n’entend plus rien ; — ils m’ont délaissé ! — Est-ce un mauvais rêve ? Ah ! cela peut-il être ? — Ils ont été ici, — mes frères ont été ici, et ils m’ont abandonné au milieu des parricides à l’heure de la résurrection !


XXXII

Me serais-je trompé ? N’est-ce pas le hennissement des chevaux ? Peut-être il est temps encore, — et je suis enchaîné. — Ah ! ne parviendrai-je pas à arracher ce crampon de la muraille, à briser un de ces anneaux ? — En avant ma poitrine, — en avant mes bras ! — Oui, c’est bien, coule, ô mon sang rouge ! Peut-être il est temps encore, — en avant ! Hélas ! inutiles efforts ! — Je me sens faiblir, ma vue s’obscurcit, — et personne, personne au monde, personne ne viendra m’aider. — De nouveau le silence et l’immobilité sont revenus planer au-dessus de cet enfer. — Où êtes-vous ? où ?… Ah ! cela peut-il être ? Ils ont été ici, mes frères ont été ici, et ils m’ont abandonné au milieu des parricides à l’heure de la résurrection !


XXXIII

Vous, mes frères ? oh non ! vous êtes mes bourreaux ! vous m’avez