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très saccadée, mais sans trop d’hésitation, et tout allait bien pour lui, s’il n’eût voulu passer outre ; mais peu à peu l’agitation le gagnait. — Pour bien juger, il fallait tout savoir, continuait-il… Et puisque tout était fini,… bien fini,… pourquoi ne le mettrait-on pas en liberté ?… Quels pouvaient être les motifs de ceux qui voulaient le condamner à une captivité sans terme ?… — Sur cette question, il s’arrêta court et se rassit. Je remarquai que cette brusque interruption coïncidait avec un regard qu’il avait dirigé du côté du docteur. Évidemment il s’était rappelé quelques-unes de leurs anciennes querelles, et n’avait osé se risquer à y faire allusion ; mais en se rasseyant il jeta les yeux du côté de Carnegie avec une expression de ruse triomphante qui n’échappa ni au junior counsel, ni à bon nombre des spectateurs. L’impression générale fut que Tremlett venait de compromettre irrévocablement sa cause à peu près gagnée. L’audience fut momentanément interrompue, et Carnegie quitta la salle pour aller conférer avec son ancien.

Il reparut seul au banc de la défense, lorsque l’audience fut reprise, et, après avoir exposé en quelques mots que son confrère, atteint d’une indisposition subite, ne pouvait reprendre la parole, il annonça qu’il allait continuer le débat. Il était excessivement pâle, mais son attitude, parfaitement calme et résolue, ne me laissa pas douter un instant que mon ancien camarade ne se tirât à son honneur de la redoutable épreuve à laquelle il était soumis en ce moment. Son avenir pouvait en dépendre, il le comprenait mieux que personne ; mais je ne saurais douter, sans lui faire injure, qu’il n’eût immédiatement renoncé à toutes les glorieuses chances d’un pareil début, si le point d’honneur professionnel avait légitimé une telle transaction entre ses devoirs et ses sentimens.

Ce que devaient être ceux-ci, on le devine. Les douloureuses évocations du passé, le souvenir des espérances mortes faisaient vibrer sa voix émue. Il est permis de croire qu’un retour égoïste lui montrait le sort de son rival complètement à sa merci. De l’aide plus ou moins loyale qu’il allait lui prêter dépendait l’issue de cette enquête décisive qui pouvait retrancher à jamais de la société, séparer à jamais de Marian cet homme qui les avait naguère enlevés l’un à l’autre. En l’abandonnant aujourd’hui, n’obéirait-il d’ailleurs qu’à une pensée de vengeance, et sa conscience lui reprocherait-elle de faire ainsi avorter les sinistres projets que cet insensé, ce pervers paraissait nourrir au plus profond de ses obscures pensées ?

Tels devaient être les doutes du jeune orateur ; mais si l’homme pouvait raisonner ainsi, l’avocat n’en avait pas le droit. La cause une fois acceptée, il ne pouvait plus la déserter sans trahison. Il ne lui était pas même permis de laisser entrevoir le changement que les débats avaient pu apporter dans ses opinions personnelles. Ce