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est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. Un jour viendra dans l’état de New-York où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d’une moitié de dîner, nommera les législateurs. Est-il possible de concevoir un doute. sur le genre de législateurs qui sera nommé ? D’un côté, un homme d’état prêchant la patience, le respect des droits acquis, l’observance de la foi publique ; — d’un autre côté, un démagogue déclamant contre la tyrannie des capitalistes et des usuriers, et se demandant pourquoi les uns boivent du vin de Champagne et se promènent en voiture, tandis que tant d’honnêtes gens manquent du nécessaire : lequel de ces candidats, pensez-vous, aura la préférence de l’ouvrier qui vient d’entendre ses enfans lui demander plus de pain ? J’en ai bien peur : vous ferez alors de ces choses après lesquelles la prospérité ne peut reparaître. Alors, — ou quelque César, quelque Napoléon prendra d’une main puissante les rênes du gouvernement, — ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au XXe siècle que l’a été l’empire romain par les Barbares du Ve siècle, avec cette différence que les dévastateurs de l’empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que vos Barbares seront les enfans de votre pays et l’œuvre de vos institutions. Avec cette manière de voir, je ne puis véritablement regarder Jefferson comme un des bienfaiteurs de l’humanité… »


M. Mill a fortement prévu ce péril, cette infirmité du gouvernement représentatif : ce sont les expressions dont il se sert tout le premier. Il y met ordre 1° en excluant du suffrage quiconque ne sait ni lire, ni écrire, ni compter, 2° en accordant plusieurs suffrages à certaines catégories de personnes, pour leur intelligence présumée, de telle façon que l’équilibre se trouve rétabli à ses yeux entre les intérêts du nombre et les intérêts de la propriété. C’est le suffrage universel, mais inégal. Il y a des exemples de cette inégalité dans les élections paroissiales de la Grande-Bretagne, où la même personne peut voter jusqu’à six fois.

Ce que vaudrait ce système dans la région politique, s’il s’abstiendrait de porter le débat aux racines mêmes de la société et de conclure à une nouvelle répartition des richesses, si des intérêts ennemis et armés pour la lutte aimeraient mieux une transaction (ce qui pourrait bien être une pure hypothèse) qu’un conflit à outrance, que des lois exclusives et passionnées au profit du plus fort (il faut bien qu’il y en ait un), nul ne peut le prédire. Je vois bien que dans ce système on fait grand état de l’esprit pour tenir le nombre en échec, et j’avoue que l’esprit est une force qui peut être morale et résister aux immoralités, aux violences du nombre ; mais pourquoi n’en serait-il pas complice ? L’esprit n’implique pas nécessairement le sens moral, n’exclut pas nécessairement la passion. L’homme le plus intelligent peut trouver son compte d’argent ou de vanité à servir les masses, ou plutôt à les mener partout où elles tendent. Il