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rapport avec la littérature : ils se contentaient de noter les paris qu’ils risquaient ou ceux qu’ils soutenaient contre d’autres personnes. C’était une Babel de cris à peu près inintelligibles pour des oreilles profanes, une confusion, un pêle-mêle, une foule tumultueuse, où l’on ne pouvait ni circuler, ni respirer. Tout ce que je compris, n’étant point encore initié à leur langage, c’est que ces hommes, selon l’expression d’un Anglais, cherchaient à fourrer de vive force des chevaux qui n’avaient aucune chance de succès dans le gosier de leurs pratiques. Je me demandais ce que ce cercle pouvait avoir de magique, lorsque je fus bientôt forcé de reconnaître la justesse de cette épithète : la vue de l’or qui brille et circule de main en main, le bruit chatoyant des bank-notes froissées qui s’éparpillent comme une volée d’oiseaux, exercent en vérité une sorte d’enchantement. Beaucoup d’assistans ou de curieux qui avaient l’intention de rester indifférens s’échauffent par degré et unissent par hasarder des sommes folles. La fièvre ou l’ivresse de Mammon se communique même au-delà des limites du cercle ; beaucoup d’honnêtes gentlemen mettent la main à leur bourse à force d’entendre retentir dans l’air le nom de certains chevaux mêlé au cliquetis agaçant des souverains. Comme faisant contraste à l’agitation fébrile du betting ring, il était curieux de voir dans les galeries du Grand-Stand l’attitude des turfites qui appartiennent à un ordre plus élevé. Ces derniers avaient conclu leurs paris depuis plus ou moins longtemps, plusieurs d’entre eux s’étaient engagés pour des sommes très considérables ; mais ils affectaient des airs de calme et d’indifférence superbe que les Anglais bien nés regardent dans les momens critiques comme une preuve d’éducation et de force morale. Quant aux femmes, elles paraissaient plus soucieuses de montrer leur grande toilette et leur beauté que de réfléchir aux chances aléatoires de la journée. C’était le Derby en robe de fête. Quelques-unes d’entre elles avaient soutenu des chevaux, mais elles ne s’en inquiétaient guère et savaient bien qui acquitterait leurs paris.

J’étais maintenant curieux de suivre les préparatifs de la grande course sur laquelle se portait tout l’intérêt de la multitude, et qui confère au vainqueur le ruban bleu du turf. Aucun jockey montant un des chevaux qui concourent pour le Derby race ne doit peser plus de huit stones et demi[1]. Sous le Grand-Stand s’étend une sorte de voûte ou de caveau d’assez triste apparence, qui porte le nom de weighing room, chambre de pesage. Là se rassemblent les jockeys, une race extraordinaire d’hommes pygmées, légers comme des plumes, nerveux comme des athlètes, qu’on prendrait à première vue

  1. On donne le nom de stone (pierre) à un poids de 14 livres.