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dans les moindres fissures. Ce pont aérien tout enguirlandé de feuillage grimpant, ces trois bassins superposés en quelque sorte, ce ruban d’eau argentée qui glisse paresseusement contre la paroi de la roche, la légère musique des eaux, les grands arbres qui du sommet du rocher se penchent à l’envi comme pour avoir, eux aussi, leur part de cette curieuse et aimable scène de la nature, tout cela forme un spectacle empreint d’une sorte de grâce sauvage et en même temps charmante.

Michel était descendu au pied de la cascade, qu’il contemplait depuis quelques instans, lorsque tout à coup un léger bruit se fit entendre au sommet du rocher. Le charbonnier vit passer deux ombres sur le pont ; c’étaient deux de ces camps-volans dont le pays de Salins est infesté depuis quelques années, gens à part, branche abâtardie de la grande famille bohémienne, dont ils n’ont plus que le teint bronzé et quelques allures suspectes, vagabonds plutôt que nomades, toujours par monts et par vaux, mais ayant un domicile fixe et ne manquant pas d’y revenir. On les rencontre partout, dans les villes, dans les villages, sur les grands chemins, faisant tous les métiers peu pénibles et qui permettent de vagabonder beaucoup. Malheur à la poule imprudente qui sur leur passage s’écarte des fermes ! Elle a bientôt cessé de glousser et de gratter le sol. Le paysan aime peu les camps-volans, mais il ne leur donne pas moins asile pour la nuit dans son grenier à foin. Il sait certains d’entre eux capables de tout, et redoute plus leurs allumettes chimiques que la grêle et les épizooties.

Les deux rôdeurs de nuit qui avaient traversé le pont étaient venus avec le dessein de jeter au point du jour leurs filets dans le bassin inférieur, qui, souvent pêché, est toujours plein de truites. Ils avaient aperçu d’en haut le jeune charbonnier, et, le prenant pour le garde-pêche, ils avaient couru se cacher dans la forêt. Troublé dans sa rêverie par leur apparition, Michel quitta la place, et, malgré la douceur de la nuit qui invitait à retarder encore l’heure du sommeil, il se décida à rentrer au Fori. Une heure après, il était chez lui et il s’endormait en pensant à Cyprienne. Les souvenirs qui occupaient ses rêves, on en comprendra mieux le charme quand on saura l’histoire du jeune charbonnier.

C’est un triste état que celui de charbonnier dans les bois d’Alaise ; mais ce métier offre pourtant quelques avantages. Le charbonnier vit dans l’air pur de la forêt ; il est plein de santé et de force, a peu de besoins, et le fait même de son isolement le porte à la réflexion. Noir comme le démon six jours de la semaine, du moins ne subit-il pas la malpropreté qu’entraînent les soins du bétail, et il échappe aux divisions intestines qui s’abattent périodiquement sur chaque village à propos du maire ou du fruitier, du curé ou de l’instituteur. En