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des jeunes villageoises s’est conservée dans toute sa pureté à Alaise, et chaque arbre a sa signification. À l’honnête et douce jeune fille, l’if toujours vert se cachant discrètement au fond de la forêt, symbole de jeunesse virginale et de modestie ; à la prude intraitable, le houx hérissé de pointes ; à la coquelicante, le cerisier, qui étale au bord des chemins ses appétissans fruits rouges et semble lui-même appeler le maraudeur : langage, non plus des fleurs, mais des arbres, dernier débris de la langue runique. L’impertinent cerisier avait été placé cette année même sous la fenêtre de Cyprienne ; mais Une main dévouée l’avait arraché avant le jour et y avait substitué un jeune et bel if. Cyprienne avait joui de l’hommage et n’avait pas su l’affront.

Telle était celle qu’aimait Michel pour sa joie et son tourment. Vingt fois par jour sa raison et son bon sens détruisaient ses illusions jusqu’à la dernière, et vingt fois ses illusions renaissaient. Il avait des heures délicieuses où il se voyait aimé de Cyprienne et uni à elle pour la vie, et des heures sombres où la réalité, qu’il ne pouvait plus se dissimuler, le désespérait et l’accablait. Un jour Michel revenait de son travail ; il se regarda par hasard dans un miroir qui ne lui servait d’ordinaire que pour sa toilette du dimanche, et il se vit tout noir des pieds à la tête. Il pensa à Cyprienne, si fraîche, si blanche, et au mépris qu’elle ne pouvait manquer d’avoir et pour lui et pour son misérable métier. La tristesse lui monta au cœur. Il se lava tout de suite à grande eau et s’habilla comme un jour de fête carillonnée ; puis, le cœur plus content, il voulut de nouveau se regarder dans le miroir. Le miroir n’existait plus ; il l’avait jeté de dépit hors de sa baraque et brisé en vingt morceaux. Alors Colas (c’était le nom de son corbeau) s’approcha de lui comme pour le consoler. — Toi aussi,. mon pauvre Colas, lui dit-il tristement, tu es bien noir, et toi aussi, tu as les ailes coupées ; mais ton sort vaut encore mieux que le mien. Tes ailes repousseront, et je te rendrai la liberté. Tu retourneras parmi les tiens dans la forêt, et tu auras une Cyprienne qui ne se plaindra pas de ce que tu es noir et ne te demandera pas d’être riche. — J’aime Cyprienne, bégaya d’une manière presque inintelligible l’oiseau, qui avait eu le fil coupé, et qui mille fois avait entendu son maître prononcer ces mots. Michel le caressa avec des transports de joie. Un autre jour, dans un pareil accès de découragement, il prit son échelle à neuf échelons et ses deux échelles moindres qu’il coucha toutes trois par terre dans sa baraque, plaça dessus son linge, ses hardes et son humble vaisselle, puis son arc et son arcotte[1], ses pelles à charbon et ses scies, en un mot tous ses outils de coupeur et de charbonnier. Tous ces objets une fois

  1. Arc' et arcotte, râteaux à charbon de différentes grandeurs.