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Le camarade de Michel avait à détruire dans un de ses champs, au bord du bois, un formidable nid de guêpes, opération qui ne peut se faire que de nuit. Par crainte des piqûres, il s’était si bien encapuchonné la tête avec des mouchoirs et une blouse, qu’à peine lui voyait-on les yeux, et il s’était armé d’une gaule de douze à quinze pieds. « A manger avec le diable, dit le proverbe, la fourchette n’est jamais trop longue. » Tel était l’accoutrement. Voici l’homme. Son habileté et sa passion pour la pêche l’avaient fait surnommer la Loutre. Il péchait au trémailler, aux filets de mailles étroites, à la main, aux lignes dormantes, et en général à toutes les pêches prohibées. Il n’était pas moins passionné pour le gibier, chassait sans permis en toute saison, et détruisait à lui seul plus de lièvres que tout le reste des chasseurs et braconniers du pays. Braconnier d’une autre façon encore, il ne respectait pas plus l’honneur des familles que les règlemens de pêche et de chasse, et les promesses de mariage ne lui coûtaient pas plus à faire qu’à violer. Il n’est pas rare dans le Jura que deux jeunes gens se promettent le mariage avec stipulation d’une somme à payer par celui qui en viendrait à retirer sa parole. On accusait le braconnier d’avoir joué une indigne comédie dans une affaire de ce genre ; mais le fait n’était pas prouvé, et la villageoise elle-même, peut-être dans l’intérêt de son propre honneur, l’avait toujours démenti. Les mères de famille redoutaient Gaspard, les honnêtes gens l’estimaient peu ; mais par sa gaieté, ses mœurs faciles et son audace, il avait pour lui une partie des garçons des deux villages, et même, dans l’autre sexe, tout ce qu’il y, avait de têtes légères et de cœurs faciles aux impressions.

— Eh bien ! comment vont les Sarrazins[1] ? Voilà quinze jours que je ne suis pas descendu au village, dit Michel à Gaspard, une fois que celui-ci eut expliqué le but de sa course nocturne.

— A Sarraz, c’est comme partout. Ceux qui ont des femmes les surveillent ; ceux qui n’en ont pas en cherchent.

— Heureux ceux qui peuvent en trouver une selon leur sentiment ! murmura Michel avec un profond soupir, qui lui échappa malgré lui.

Gaspard éclata de rire. — Toujours le même, dit-il, toujours Fillette, comme quand nous étions à l’école. Te rappelles-tu ce temps-là ? Tu n’osais pas faire la moindre niche par crainte du maître, ni tourner la tête à l’église par crainte du curé, ni enjamber une haie par crainte du garde champêtre. Tu n’as pas changé, pauvre Fillette, je le vois bien. Ne sais-tu pas ce qu’on dit : « Agneau, tu bêles, tu perds une bouchée, et la chèvre broute pendant ce temps-là. » Tu ne bêles pas, toi, mais tu pousses des soupirs à déraciner

  1. C’est le nom qu’on donne dans le pays aux habitans de Sarraz.