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Certain dimanche après vêpres, Cyprienne se trouvait dans le jardin de la ferme du père Urbain. Une jolie robe neuve, qu’elle avait mise ce jour-là pour la première fois, lui avait valu une foule de complimens. La chaleur dans la journée devint si forte un instant que les joueurs de quilles eux-mêmes suspendirent leur jeu, et vinrent s’asseoir, au nombre de dix où douze, sous le mur du jardin, à l’ombre d’une épaisse touffe de sureaux. Cyprienne, qui se promenait dans le jardin, entendit facilement la conversation suivante : — Ne me parlez pas de ces coquelicantes, disait un villageois ; c’est la peste dans une maison !

— C’est bon, Manuel, répondit un autre ; on sait bien pourquoi le renard ne veut pas de miel.

— Vraiment ! j’aimerais mieux me marier avec la Jeanne-Claude, qui n’a pas seulement de quoi acheter un peigne dans une boutique à quatre sous ! Au moins la Jeanne-Claude travaille, elle est sage, on est sûr d’avoir la paix dans la maison ; mais des écervelées comme ta Cyprienne, merci ! ça n’a que la paresse dans les bras et la folie dans la tête.

— Le Sarrazin la battra, c’est bien sûr ! dit un autre, et je parie qu’il ne se passe pas huit jours après la noce…

— Eh ! pourquoi ne la battrait-il pas ? répliqua un loustic du village. Le beurre ne se fait qu’à force de le battre. On bat les grappes après la vendange, et ce n’est qu’en les battant qu’on obtient quelque chose des gerbes de blé.

— Bah ! dit le doyen des joueurs de quilles ; elle n’aura que ce qu’elle mérite. Ce n’est pas elle que je plaindrai jamais, mais bien ce pauvre père Urbain ! Le vieux brave homme dépérit à vue d’œil. Aussi pourquoi l’a-t-il autant gâtée ? C’est tout de même bien triste de n’avoir qu’une fille et de se voir mettre par elle au tombeau !

Cyprienne ne s’était d’abord nullement reconnue dans le portrait de la coquelicante tracé par le premier villageois. Son nom, prononcé un instant après, fut pour elle comme un coup de foudre. Elle pâlit, elle courut s’enfermer dans sa chambre, où elle versa en une heure plus de larmes qu’elle n’en avait répandu dans toute sa vie. Son père étant monté auprès d’elle, elle lui dit qu’elle était indisposée, et elle l’embrassa avec effusion, mais sans rien lui raconter de ce qui s’était passé. L’effet de cette scène fut plus profond qu’on n’eût pu l’espérer en tenant compte d’un caractère aussi mobile ; mais le bien ne s’en dégagea pas tout de suite et sans difficulté. Une lutte s’engagea dans le cœur de Cyprienne entre son amour-propre et les nouveaux sentimens qui venaient d’être réveillés en elle. Toutes ses actions durant cette période trahirent l’état orageux de son âme et le combat violent qui s’y livrait. Elle se jeta un jour dans les bras de son père en disant qu’elle lui ferait bientôt une confession complète,