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apporter leurs prises. Effrayées par toutes ces lueurs, les fausses bêtes dont le bois est rempli, renards, martres, poissons de roche (loutres), blaireaux et fouines, glapissaient et cherchaient à fuir. Les martinets et les corneilles, qui nichent par milliers dans les rochers, tournoyaient au-dessus du gouffre en poussant dans leur vol effaré des cris d’effroi, auxquels s’ajoutaient encore les aboiemens des chiens, les plaintes des chouettes et les ricanemens lugubres du hibou que les paysans du Jura nomment huperon. Les échos des rochers répétaient tous ces bruits en leur prêtant des accens vagues "et indéfinissables qui semblaient entièrement étrangers au monde que nous habitons.

Gaspard et Michel étaient au nombre des pêcheurs. Le père urbain était venu lui-même, en laissant Cyprienne pour garder la maison. Armé de la fouine, Gaspard foudroyait le poisson d’une main infaillible. Tous admiraient son adresse ; il était vraiment le roi de la fête. Tout à coup on ne le vit plus. On le cherchait partout, on l’appelait de tous côtés ; point de réponse. Ses habits étaient bien à l’endroit où il les avait déposés au moment d’entrer dans l’eau. S’était-il noyé dans quelque gour ? Il nageait comme un poisson et plongeait comme un martin-pêcheur. Pendant qu’on le cherchait ainsi d’aval et d’amont, Gaspard s’était vêtu en toute hâte d’autres habits qu’il avait d’avance cachés dans le bois, et il s’était mis à gravir le long et rude sentier qui du Lison mène à Alaise. Il savait le village presque désert et Cyprienne seule au logis, et il se proposait de mettre à profit cette occasion ; mais il avait compté sans son rival. Michel ne l’avait pas perdu de vue un seul instant, et, devinant bien vite son projet, il avait juré de sauver à tout prix l’honneur de Cyprienne et du père Urbain. Il fallait arriver avant le séducteur au sommet de la berge. Malgré la nuit, malgré tout le danger d’une pareille escalade, le jeune homme n’hésita point à gravir un de ces glissoirs presque à pic par où les coupeurs précipitent jusqu’au chemin d’exploitation parallèle à la rivière les bois qu’ils viennent d’abattre au sommet même de la berge. La chute des fagots et des souches avait entraîné toute la terre et mis entièrement le rocher à nu. Michel s’accrocha aux saillies, profita de chaque fente de la roche et de chaque relief, tomba et se releva, se meurtrit les mains, se meurtrit tout le corps, et continua d’avancer. Il touchait au but, quand un dernier et formidable obstacle se dressa devant lui. Il n’avait plus qu’un rocher à gravir, mais droit comme un mur et impitoyablement à pic. Un arbuste, un seul, sortait d’une crevasse et pouvait faciliter l’escalade ; c’était un buis, plante cassante s’il en est. L’arbuste venant à rompre, rien n’arrêtait plus la chute du jeune homme jusqu’au fond du gouffre de cinq cents pieds. — A la