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malentendus étranges, et les formules qui sembleraient faites tout exprès pour dégager et fixer les idées ne servent souvent qu’à les obscurcir. Voyez ce qui est arrivé à propos de la célèbre formule de l’art pour l’art. C’est, je crois, le chef d’une grande école de poésie réaliste qui le premier, il y a trente ans, l’inscrivit sur son drapeau ; mais, sous prétexte de conquérir l’indépendance de l’art, on inaugurait le règne du caprice, de la fantaisie, le culte du laid, le mélange des genres, la confusion universelle. C’est pourtant un principe très vrai que celui de l’autonomie de l’art, et la philosophie spiritualiste a eu cent fois raison de le reprendre pour son propre compte. Or, tandis qu’en France M. Cousin et M. Jouffroy, et en Allemagne Goethe et Schelling, proclament que l’art a sa fin en lui-même, qu’il n’est le serviteur de personne, ni de la morale, ni de la politique, ni même de la religion, qu’en un mot il doit rester indépendant de toute autorité étrangère, voici Lamennais, un spiritualiste, qui déclare sans ménagement que la formule de l’art pour l’art est une absurdité[1].

Il faut tâcher ici de s’entendre avant de s’injurier ; un peu d’analyse vaut mieux que tous les gros mots. Le principe de l’indépendance de l’art veut-il dire que les artistes peuvent prétendre à une liberté absolue, qu’ils doivent vivre entièrement détachés de tout autre culte que celui du beau, n’ayant ni patrie, ni religion, ni famille, et pouvant aller du droit de leur génie jusqu’à l’impiété, jusqu’à l’obscénité, jusqu’à l’immoralité la plus révoltante ? Je sais qu’on a poussé le principe jusque-là, et qu’il y a des esprits, pourtant très délicats, qui admirent sans réserve Pétrone, l’Arétin et les curiosités du musée secret de Naples, prétendant que l’art purifie tout.

Au risque de passer pour un esprit faible et timoré, j’avoue que je repousse nettement cette théorie où je ne puis voir que l’exagération choquante d’un principe vrai. Je crois avec Platon qu’il y a entre le vrai, le bien et le beau des sympathies secrètes et profondes, et que c’est tourner le dos à la beauté que de la chercher dans le faux et dans le mal. On ne me persuadera jamais que la Pucelle de Voltaire et même que son Candide soient de beaux ouvrages : non que je conteste le prodigieux talent qui s’y déploie ; mais je ne le reconnais que pour en déplorer l’usage, et pour déclarer que, loin de produire sur mon esprit cette impression pure et sereine qui est le signe caractéristique du beau, ces ouvrages me troublent, me pèsent, me révoltent, et que je suis bien près de dire avec un juge supérieur, fort sensible d’ailleurs aux grandes parties de Voltaire : « L’auteur

  1. Esquisse d’une Philosophie, t. III, p. 154.