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par derrière lui, peut-être le défaut que je signale n’existerait-il pas. J’ai dit le mérite poétique des compositions représentant l’enfer de glace, où les traîtres subissent un châtiment digne de leur crime. Elles n’ont pas toutes la même valeur ; la seconde, celle où Dante secoue si durement par les cheveux la tête de Bocca, et la troisième, où Ugolin ronge le crâne de Ruggieri, donnent bien l’idée de marmelades humaines congelées, mais sont par trop confuses. Réservez votre meilleure attention pour la première, où Dante et Virgile s’avancent sur une glace unie et assez frêle semée de têtes humaines, et pour la dernière, le palais de Dité, où Lucifer rêve accoudé sur une table de glace, broyant éternellement entre ses mâchoires Judas Iscariote à la joie de la conscience universelle, et Brutus et Cassius à la joie du poète gibelin, et puis allez revoir les étoiles brillant sur ce lac un peu sombre, et qui se sent du voisinage de l’enfer. Le sombre voyage est terminé.

Nous sera-t-il permis d’exprimer un regret ? Ce volume s’ouvre par un beau portrait de Dante, le masque traditionnel si sévère et si triste. Pourquoi n’en contient-il pas deux ? pourquoi n’avoir pas joint à cette image de Dante vieilli et irrémédiablement désolé l’image de Dante adolescent ? On ne se figure Dante que vieux, et on penserait presque qu’il est venu au monde tel que nous le connaissons ; lui aussi cependant il fut jeune. Le lecteur aurait aimé à faire connaissance avec l’image si intéressante attribuée à Giotto. C’est un visage d’adolescent austère, et où sont déjà dessinés les profondes rides et les grands traits désolés de l’homme futur. Jamais miroir charnel n’a été moins opaque ; on sent que l’âme qui s’y réfléchit est une âme sans joie, prédisposée à toutes les souffrances, réservée à de grandes destinées cependant, mais à des destinées qu’aucun homme ne voudrait acheter à un tel prix. Il n’y a encore sur ce visage que de la mélancolie ; mais cette mélancolie est déjà irrémédiable, comme le sera plus tard la tristesse. Jamais physionomie d’adolescent ne porta mieux le sceau prophétique des futures destinées de l’homme, et c’est en toute vérité qu’en le contemplant on assiste à la naissance de la source abondante

Che spande di parlar so largo fiume.

Maintenant que j’ai fini avec l’interprète du poète, il me plairait de parler plus amplement du poète lui-même. En vérité je n’ose. La matière est riche et fertile en suggestions de toute espèce, et il est facile d’être sur tel sujet abondant en discours comme Job ; mais parler en quelques pages d’un si grand homme et d’une œuvre qui soulève un monde de questions de tout genre est une impertinence que je ne commettrai certainement pas. Cependant le poète doit apparaître