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un génie venu avant le temps, Renard Kaiser, a exprimé aussi dans une préface les mêmes principes de vérité que l’auteur d’Alceste ; il n’y a pas de doctrines nouvelles dans les arts pas plus que dans la morale. La raison et la conscience ont été pourvues dès les premiers jours d’un petit nombre de vérités immuables qui se développent incessamment dans l’histoire sans jamais changer de caractère. Sur le fond des principes le genre humain a toujours été d’accord, il n’a varié que sur l’application actuelle des vérités éternelles. Gluck a triomphé par la force de sa volonté et la puissance de son génie, mais il n’a point enrichi la théorie de l’art d’une vérité nouvelle. Deux causes ont empêché les Italiens d’élever le genre de l’opera seria au degré de vérité qu’il comporte : le génie de la nation, qui, ainsi que le peuple romain, n’a jamais pu réussir à se créer un véritable théâtre tragique, et l’apparition des admirables chanteurs qui, sous le nom de sopranistes, ont dominé la scène et la musique dramatique pendant tout le XVIIIe siècle.

Lorsque Gluck conçut le projet de venir en France et d’y apporter le fruit de ses travaux, il était poussé à cette détermination par la logique intime de son génie. Il trouva la nation toute prête à l’entendre et à l’admirer, car elle possédait depuis longtemps le grand- spectacle dont il avait besoin pour produire les beaux effets qu’il méditait. Lully, dont on parle bien légèrement, avait créé au beau milieu du XVIIe siècle cette vaste machine qu’on appelle l’Opéra, où il fit représenter une suite de chefs-d’œuvre qui émerveillèrent les plus grands esprits de la plus belle époque littéraire de la France. Enfant de l’Italie, imbu de l’esprit émancipateur de la renaissance, Lully vient jeune en France et développe son génie au milieu d’une société incomparable qui le nourrit de ses doctrines et lui communique ses goûts. Protégé par Louis XIV, qui a eu l’instinct de toutes les grandes choses qui se sont faites de son temps, aidé du concours d’un poète aimable et facile, Quinault, qui a pu braver la mauvaise humeur de Boileau, Lully conçoit et exécute le projet de faire entendre dans le pays de Corneille et de Racine un drame où la poésie s’allie pour la première fois à la musique dans une action vraisemblable, noble et décente. Mme de Sévigné écrivait à sa fille le 20 novembre 1673 : « M. de La Rochefoucauld ne bouge de Versailles ; le roi le fait entrer chez Mme de Montespan pour entendre les répétitions d’un opéra qui passera les autres ; il faut que vous le voyiez. » Le 8 janvier 1674, elle écrivait encore à sa fille : « On joue jeudi l’opéra, qui est un prodige de beauté ; il y a des endroits de la musique qui m’ont fait pleurer ; je ne suis pas seule à ne le pouvoir soutenir, l’âme de Mme de La Fayette en est tout alarmée. » Or l’opéra dont parle ici avec tant d’enthousiasme Mme de Sévigné, c’était Alceste ou le Triomphe d’Alcide, l’un des premiers ouvrages de Lully et de Quinault. N’y eût-il dans l’Alceste de Lully que le chœur des suivantes de Pluton et l’admirable scène de Caron avec le chœur des ombres malheureuses qui implorent sa pitié :

Il faut passer tôt ou tard dans ma barque,