Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps, en faisant quelques réserves sur certains emportemens que nous lui avons souvent reprochés avec plus ou moins de vivacité. La voix de Mme Viardot n’est plus jeune, le timbre surtout en est terni, et ces défaillances sensibles de son organe l’ont forcée de baisser d’une tierce presque tous les morceaux de la partition d’Alceste. Cette altération importante enlève à l’instrumentation de Gluck beaucoup de son éclat, effet d’autant plus fâcheux que nos oreilles sont devenues plus exigeantes à cet égard. Quoi qu’il en soit de ces inconvéniens véritables, Mme Viardot est encore la seule cantatrice de nos jours qui pouvait aborder un rôle aussi difficile et aussi fatigant que celui d’Alceste. Elle y est admirable dans plusieurs situations, dans le récitatif et l’air du premier acte : Non, ce n’est pas un sacrifice, — dans celui qui termine le second acte : Ah ! malgré moi mon faible cœur balance ! Au troisième acte, elle dit le magnifique monologue : Grands dieux ! soutenez mon courage, avec le style d’une artiste qui est à la hauteur de la pensée du maître. Si le zèle de Mme Viardot l’emporte trop souvent au-delà du but, si parfois sa pantomime est trop accentuée, c’est que chez elle, comme chez beaucoup de grands artistes dramatiques, tels que Mlle Rachel par exemple, l’intelligence est plus développée que la sensibilité. Or il en est des arts comme de l’amour, il importe encore plus de les sentir que de les comprendre. Quoi qu’il en soit, les admirateurs du génie de Gluck doivent une grande reconnaissance à Mme Viardot.

La belle voix de basse de M. Cazaux fait merveille dans le rôle du grand-prêtre, et M. Michot se tire du rôle important d’Admète avec plus de bonheur qu’on ne pouvait le supposer ; sa jolie voix de ténor élevé ne succombe pas sous le fardeau de cette large mélopée, pour l’interprétation de laquelle il faudrait un chanteur éminent comme M. Duprez dans la plénitude de son talent. Mlle de Taisy s’acquitte avec goût du petit rôle de la suivante, dont elle est chargée. Les chœurs et l’orchestre surtout marchent avec ensemble. M. Dietsch, qui est un ancien élève de l’école de Choron, était préparé à bien comprendre les nuances de la musique de Gluck.

Il faut se résumer. L’apparition d’un ouvrage de Gluck sur la scène de l’Opéra est un événement dont on ne saurait nier l’importance. Après un siècle d’existence et trente-six ans d’abandon, Alceste, une des œuvres les plus sévères de ce sublime génie, a été représentée avec succès devant un public intelligent et respectueux. Cette véritable tragédie lyrique a été appréciée de nos jours comme elle le fut en 1776 ; elle a suscité les mêmes opinions contradictoires. Ceux qui cherchent dans les arts, et surtout au théâtre, une distraction passagère, qui tiennent plus à l’agrément des sens qu’à l’émotion de l’âme, pensent (comme les Laharpe, les Ginguené, les Marmontel, et la plupart des piccinistes exagérés) qu’Alceste est un opéra profondément ennuyeux, un miserere en trois actes, où il n’y a pas le plus petit mot pour rire, pas la moindre cabalette dont ils puissent suivre le rhythme en se dandinant sur leur stalle. Les esprits plus sérieux, les organisations plus