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de voleurs, il a comme lui un registre pour inscrire les vols, il reçoit comme lui de l’argent des deux mains, il fait comme lui prendre et pendre ses amis quand ses amis lui sont à charge, il se sert comme lui du langage parlementaire et des comparaisons classiques, il a comme lui de la gravité, de la tenue, et s’indigne éloquemment quand on soupçonne son honneur. Vous répondrez peut-être qu’il se dispute avec son associé au sujet des profits, et l’empoigne à la gorge ?… Mais dernièrement sir Robert Walpole et lord Townshend se sont colletés sur une question pareille. Écoutez les instructions que Peachum donne à sa fille ; ne sont-ce pas les propres maximes du monde ? « Ayez des amans, mademoiselle ; une femme doit savoir être mercenaire, quand même elle ne serait jamais allée à la cour ni dans une assemblée… Comment ! vous épousez M. Macheath, et votre belle raison est que vous l’aimez ? L’aimer ! l’aimer ! Je croyais que mademoiselle était trop bien élevée pour cela. Ma fille doit être pour moi ce qu’une dame de la cour est pour un ministre d’état, la clé de toute la bande. » Quant à M. Macheath, c’est le digne gendre d’un tel politique. S’il est moins brillant au conseil que dans l’action, cela convient à son âge. Trouvez-nous un jeune officier noble qui ait meilleure tournure ou fasse des actions plus belles. Il vole sur les grands chemins, voilà de la bravoure ; il partage son butin avec ses amis, voilà de la générosité. « Vous voyez, messieurs, leur dit-il, je ne suis pas un simple ami de cour qui promet tout et ne donne rien. Que les courtisans se filoutent entre eux ; nous du moins, messieurs, nous avons gardé assez d’honneur pour nous maintenir purs parmi les corruptions du monde. » Au reste, il est galant, il a une demi-douzaine de femmes, une douzaine d’enfans, il fréquente les mauvais lieux, il est aimable avec les beautés qu’il y rencontre, il a de l’aisance, il salue bien et à la ronde ; il tourne à chacune son compliment : « Mademoiselle Slammkin, toujours votre abandon et cet air négligé du grand monde ! Vous toutes, dames à la mode qui connaissez votre beauté, vous aimez le déshabillé. Mademoiselle Jenny, daignerez-vous accepter un petit verre ? — Je ne bois jamais de liqueurs fortes, excepté quand j’ai la colique. — Justement l’excuse des dames à la mode : une personne de qualité a toujours la colique. » N’est-ce pas le vrai ton de la bonne compagnie ? Et douterez-vous encore que M. Macheath soit un homme de qualité quand vous apprendrez qu’il a mérité d’être pendu et qu’il ne l’est pas ? À cette preuve tout doit céder. Si pourtant vous en voulez une autre, il ajoutera qu’ « en matière de conscience et de morale moisie il n’est point du tout vulgaire ; cette considération-là rogne aussi peu sur ses profits et sur ses plaisirs que sur ceux d’aucun gentilhomme d’Angleterre. » Après un tel mot, il faut bien se rendre. N’objectez pas la saleté de ces mœurs ; vous voyez bien qu’elle n’a rien de rebutant,