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VI

Ouvrez Reynolds pour revoir d’un coup d’œil toutes ces figures, et mettez en regard les fins portraits français de ce temps, ces ministres allègres, ces archevêques galans et gracieux, ce maréchal de Saxe qui, dans le monument de Strasbourg, descend vers son tombeau avec le goût et l’aisance d’un courtisan sur l’escalier de Versailles. Ici[1], sous des ciels noyés de brouillards pâles, parmi de molles ombres vaporeuses, apparaissent des têtes expressives ou réfléchies ; la rude saillie du caractère n’a point fait peur à l’artiste ; le bouffi brutal et bête, l’étrange oiseau de proie lugubre, le mufle grognon du mauvais dogue, il a tout mis ; chez lui, la politesse niveleuse n’a point effacé les aspérités de l’individu sous un agrément uniforme. La beauté s’y trouve, mais ailleurs, dans la froide décision du regard, dans le profond sérieux et dans la noblesse triste du visage pâle, dans la gravité consciencieuse et l’indomptable résolution du geste contenu. Au lieu des courtisanes de Lély, on voit à côté d’eux des dames honnêtes, même sévères et actives, de bonnes mères entourées de leurs petits enfans qui les baisent et s’embrassent ; la morale est venue, et avec elle le sentiment du home et de la famille, la décence du costume, l’air pensif, la tenue correcte des héroïnes de miss Burney. Ils ont réussi. Bakewell transforme et réforme leur bétail, Arthur Young leur agriculture, Howard leurs prisons, Arkwright et Watt leur industrie, Adam Smith leur économie politique, Bentham leur droit pénal, Locke, Hutcheson, Ferguson, Reid, Stewart, Price leur psychologie et leur morale. Ils ont épuré leurs mœurs privées, ils purifient leurs mœurs publiques. Ils ont assis leur gouvernement, ils se sont confirmés dans leur religion. Johnson peut dire avec vérité « qu’aucune nation dans le monde ne cultive mieux son sol et son esprit. » Il n’y en a pas de si riche, de si libre, de si bien nourrie, où les efforts publics et privés soient dirigés avec tant d’assiduité, d’énergie et d’habileté vers l’amélioration de la chose privée et publique. Un seul point leur manque, la haute spéculation ; c’est justement ce point qui dans le manque du reste fait à ce moment la gloire de la France, et leurs caricatures montrent avec un bon sens burlesque, face à face et en opposition étrange, d’un côté le Français dans une chaumière lézardée, grelottant, les dents longues, maigre, ayant pour tout repas des escargots et une poignée de racines, du reste enchanté de son sort, consolé par une cocarde

  1. Lord Heathfleld, the Earl of Mansfleld, Major Stringer Lawrence, lord Asliburton, lord Edgecombe.