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de mer sur les coraux et brisé près d’un lieu appelé Weva, touchant à Mbau même, et sur lequel était établie une station de missionnaires. Son équipage fut aussitôt saisi par les habitans comme une proie, Les missionnaires étaient absens, mais leurs femmes se trouvaient chez elles, et deux des naufragés furent égorgés assez près d’elles pour qu’elles entendissent leurs cris. Elles sortirent ; à l’aspect de l’affreuse boucherie, elles coururent à Mbau, forcèrent l’entrée de la hutte de Tanoa, père de Takombau, ce qui, suivant les idées du pays, est un sacrilège, et demandèrent la vie des malheureux. Le chef, qui dès cette époque usait d’égards envers les Anglais, l’accorda ; mais le dévouement des généreuses femmes ne profita qu’à bien peu de victimes : dix avaient déjà été égorgées.

On voit quelle force d’âme et quel courage il a fallu aux missionnaires et à leurs compagnes pour s’établir au milieu de ces épouvantables sauvages. Les habitans des Viti sont en effet de tous les indigènes océaniens ceux qui sont restés attachés le plus longtemps et avec le plus d’obstination à l’usage des repas de chair humaine. Ils ne rattachaient pas, comme les sauvages des Marquises et de la Nouvelle-Zélande, cette pratique à des idées religieuses : ils étaient par goût franchement cannibales ; mais ils ne procédaient pas non plus avec la brutalité grossière des sauvages de la Nouvelle-Calédonie se jetant sur la chair de leurs semblables faute d’autre nourriture : ils cuisaient ouvertement la chair dans des fours communs, la distribuaient en public, et semblaient presque traiter l’anthropophagie comme une institution nationale. Cependant ils savent demander à la terre d’autres alimens, ils entretiennent avec beaucoup d’intelligence et de soin des cultures d’ignames et de taros. À ces ressources ils joignent celle de la pêche, et sont, avec les indigènes des Samoa, les meilleurs navigateurs de ce coin de l’Océanie. Dumont-d’Urville a beaucoup vanté leur habileté comme marins, la finesse et la légèreté de leurs pirogues. On leur connaît aussi des dispositions manifestes pour les travaux de l’industrie : ils savent fabriquer des tissus et de très remarquables poteries.

En face de ces hommes redoutables et farouches, mais non inintelligens, sont venus s’installer vaillamment quelques missionnaires méthodistes, il y a de cela vingt-cinq ans. Les premiers se sont établis dans quelques îlots autour de la grande Viti-Levou, à une époque où déjà l’archipel voisin de Tonga subissait l’influence de l’éducation chrétienne. Dans le principe, ils furent très mal accueillis, maltraités, souvent menacés dans leur vie et dans leurs biens ; mais ils firent preuve d’une persévérance que rien ne lassait, et qui a fini par être récompensée., à la suite d’opiniâtres efforts et de dépenses qui ne sont pas évaluées à moins de 80,000 livres sterl.,