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ce n’est pas pour se soumettre au jugement illégal des tribuns : c’est pour les accuser, et pour adresser aux plébéiens des reproches pleins de mépris et de hauteur. Les patriciens applaudissent à son courage ; les plébéiens, furieux, sont au moment de se jeter sur lui et de le tuer, selon le droit du plus fort, dit Denys d’Halicarnasse, en appelant ainsi au droit de la guerre. En effet, c’était une guerre, une guerre entre deux populations ennemies. Les patriciens et les plébéiens étaient deux peuples, la curie et le Forum étaient deux camps. Les tribus persistent dans leur prétention de faire juger Coriolan par la plebs, et le somment une seconde fois de comparaître devant eux comme accusé d’avoir affecté la tyrannie[1]). En présence d’une telle accusation, Coriolan consentit à comparaître, et les patriciens à le laisser juger. Pour la première fois le Forum vit des comices. Jusque-là il n’y en avait eu que dans le Comitium, dans le Champ de Mars ou sur le Capitole. Ce furent les premiers comices par tribus. On imita les septa du Champ de Mars en tendant des cordes à travers le Forum. Les votes des centuries, dans lesquelles chacun votait en raison de ce qu’il possédait, furent remplacés ce jour-là par les votes des tribus, votes individuels et égaux de tous les citoyens. Le suffrage universel fut mis à la place du suffrage fondé sur le cens. Ce fut une grande innovation politique. Sur vingt et une tribus, douze condamnèrent Coriolan à l’exil. Les tribuns s’étaient vengés de leur ennemi et avaient conquis le pouvoir judiciaire, qui primitivement n’était pas dans leurs attributions. Coriolan alla à Antium, chez les Volsques, contre lesquels il avait combattu. Il y fut l’hôte d’Attius Tullus, le principal chef de cette nation. Ce droit d’hospitalité accordé à un ennemi se comprend. Attius Tullus, Volsque, et Marcius Coriolanus, Sabin d’origine, étaient tous deux d’extraction sabellique. Si Coriolan fut transfuge de sa patrie, il ne le fut point de sa race.

Au bout d’un certain temps, Tullus et Coriolan eurent avec assez de difficulté préparé contre Rome une expédition qu’ils commandèrent. Ils prirent d’abord Circeii, le point le plus avancé des possessions romaines vers l’est ; puis, revenant sur leurs pas, Coriolan soumit aux Volsques les mêmes villes qu’il avait aidé les Romains à leur prendre, et parmi elles Coriole, origine glorieuse et aujourd’hui déshonneur de son nom. Après avoir pris un certain nombre de villes latines, Coriolan s’arrêta à cinq milles de Rome, aux Fosses-Cluiliennes, près desquelles avait été livré le combat mémorable des Horaces et des Curiaces. À l’époque de ce combat, les

  1. Je crois que seul ce chef d’accusation put décider les patriciens et Coriolan lui-même à accepter la prétention des tribuns, prétention exorbitante et nouvelle, de faire juger un patricien par les tribus.