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Pennel n’est pas femme à défendre son autorité, et le jeune Moses, car c’est ainsi qu’on a voulu nommer cet orphelin sauvé des eaux, marche bien vite d’usurpation en usurpation.


« Mistress Pennel se demandait quelquefois avec un sentiment de tristesse et d’humiliation comment il se pouvait que ce petit garçon réussît à lui faire éprouver plus d’appréhension qu’elle ne lui en inspirait. N’était-elle pas manifestement, jusqu’à présent du moins, plus grande et plus forte que lui ? N’était-elle pas en état de tenir captives ses petites mains rebelles, de l’enlever de terre, de l’emporter et de l’enfermer dans le caveau noir, si bon lui semblait, et même de lui administrer cette discipline de la verge que mistress Kittridge lui recommandait si souvent et si judicieusement, comme le secret du bon ordre de sa maison ? N’était-ce pas un devoir pour elle, comme tout le monde le lui répétait, de dompter ce caractère avant que l’âge fût venu ? Une meule pendue au cou de cette débonnaire créature n’eût pas pesé d’un poids plus lourd que ce devoir, qui l’accablait sous le fardeau de la plus pénible responsabilité.

« Mistress Pennel était une de ces personnes chez qui l’esprit de sacrifice est devenu si complètement une seconde nature, que la privation pour elle eût consisté à défendre ses droits et à faire sa volonté quand cela contrariait la volonté ou la fantaisie de quelqu’un de ceux qui l’entouraient. Tout ce qu’elle cherchait dans un enfant et à vrai dire dans toute créature humaine, c’était quelqu’un à aimer et à servir. Elle aurait volontiers mis elle-même et tout ce qu’elle possédait à la disposition des enfans ; ils auraient pu briser sa porcelaine, labourer le jardin avec les cuillers d’argent, faire des allées de gazon dans le salon, tambouriner sur sa table d’acajou, et remplir de coquillages et d’herbes marines le tiroir où elle mettait ses manches et ses bonnets, si mistress Pennel n’avait senti qu’une pareille bonté n’était pas de la bonté, et si le terrible mot de responsabilité, familier aux oreilles de toute matrone de la Nouvelle-Angleterre, ne lui avait impérieusement commandé de refuser et de lutter, quand il lui aurait été bien plus aisé de céder.

« Elle voyait bien que le petit tyran régnerait sans merci, si on lui laissait prendre l’empire, et elle avait toujours présente à l’esprit cette désagréable pensée qu’il était de son devoir de soumettre cette petite comète erratique aux règlemens et aux lois d’un système bien ordonné, tache dont elle se sentait aussi incapable que d’ajouter un nouvel anneau à Saturne. Il y avait en outre chez elle, s’il faut dire toute la vérité, une secrète appréhension de ce que mistress Kittridge penserait, car le devoir n’inspire jamais plus de frayeur que lorsqu’il revêt le bonnet et la robe d’une voisine. Mistress Kittridge, avec son ton résolu et sa façon de régenter sa famille, avait toujours été une cause de secret malaise pour la pauvre mistress Pennel, car celle-ci était une de ces créatures impressionnables qui ressentent à un mille et plus de distance l’influence d’une voisine plus énergique. Depuis le temps qu’elles vivaient l’une près de l’autre, la pauvre mistress Pennel avait toujours eu, sans oser se l’avouer, un vague sentiment que mistress Kittridge ne lui trouvait pas une dose suffisante de sa vertu favorite, la fermeté. Au fond de sa conscience, elle reconnaissait que la critique