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maintenant dites vous-même, dites de grâce à quoi un homme pareil peut être utile ? Pourquoi en est-il ainsi de moi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseries intérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ?

Je me souviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. La route était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval de volée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitement inutile, attaché n’importe comment à l’avant-train par une corde épaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, lui frottait la queue, le forçait à courir de la façon la plus grotesque, et donnait à tout son être l’aspect d’une virgule, ce misérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Je fis observer au postillon qu’il me semblait qu’on aurait pu se passer du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna une dizaine de coups de fouet dans toute la longueur de son dos décharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d’ironie : « C’est vrai, il est de trop !… » Moi aussi, je suis de trop… Le relais heureusement n’est plus loin.

Superflu !… J’ai promis de prouver la justesse de mon opinion, et je vais remplir ma promesse. Je ne crois pas nécessaire de m’arrêter à mille bagatelles, aux événemens et incidens de chaque jour, quoiqu’ils puissent servir, aux yeux de tout homme réfléchi, de preuves incontestables en ma faveur, ou, pour mieux dire, en faveur de ma manière de me juger. Mieux vaut commencer de prime abord par le récit d’un fait assez important, après lequel il ne restera probablement plus le moindre doute au sujet de l’exactitude du mot « superflu. » Je n’ai pas, je le répète, l’intention d’entrer dans les détails ; mais je ne puis passer sous silence une circonstance assez curieuse et remarquable, l’étrange conduite de mes amis avec moi, car j’avais aussi des amis. Chaque fois que je me trouvais sur leur chemin ou que je m’approchais d’eux, ils semblaient mal à leur aise ; ils souriaient d’un air contraint en venant à ma rencontre, fixaient leurs regards non sur mes yeux ou sur mes pieds, comme le font certaines gens, mais plutôt sur mes joues, me tendaient la main d’un air pressé, disaient d’un air pressé : « Ah ! bonjour, Tchoulkatourine ! » (le sort m’avait affublé de ce nom), ou bien : « Voilà Tchoulkatourine ! » et s’en allaient aussitôt. D’autres s’arrêtaient même quelquefois immobiles, comme s’ils cherchaient à se rappeler quelque chose. Je remarquais tout cela, car je ne manquais ni d’observation ni de perspicacité. En somme, je ne suis pas bête, il me vient même parfois à l’esprit des pensées assez amusantes et qui ont leur originalité ; mais, en ma qualité d’homme superflu et verrouillé à l’intérieur, j’évitais constamment d’exprimer ma pensée, d’autant plus que je savais d’avance que je la rendrais fort mal. Il me semblait même parfois fort étrange d’entendre les autres parler