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les Ojoguine ; je m’étais donné dès le matin ma parole d’honneur de rester à la maison ; mais, à huit heures du soir (j’y allais ordinairement à sept heures), je m’étais jeté comme un fou à bas de mon siège, pour prendre mon chapeau et courir tout essoufflé dans le salon de Cyril Matvéitch. Ma position était des plus sottes ; je me taisais obstinément, je ne prononçais souvent pas un seul mot pendant des journées entières… J’ai déjà dit que je ne m’étais jamais distingué par mon éloquence, mais dans ce temps-là tout ce que j’avais dans l’esprit semblait s’envoler quand je me trouvais en présence du prince. De plus je mettais, quand j’étais seul, ma pauvre cervelle tellement à l’œuvre, en la forçant de réfléchir à fond sur tout ce que j’avais surpris ou observé la veille, qu’il me restait à peine assez de forces pour de nouvelles observations, quand je retournais chez les Ojoguine. On me ménageait comme on ménage un malade ; je m’en apercevais. Chaque matin, je prenais une résolution « nouvelle et définitive » que j’avais la plupart du temps péniblement couvée pendant une nuit sans sommeil. Tantôt je me disposais à avoir une explication avec Lise, à lui donner un conseil d’ami ; puis, s’il m’arrivait d’être seul avec elle, ma langue cessait soudain d’agir, comme frappée de paralysie, et nous en étions tous les deux réduits à appeler avec angoisse la présence d’un tiers. Tantôt je voulais fuir, pour la vie s’entend, et laisser à celle que j’aimais une lettre pleine de reproches, cette lettre fut même commencée ; mais l’instinct de la justice n’était pas encore complètement éteint en moi : je compris que je n’avais aucun droit de faire des reproches à qui que ce fût, et je jetai ma missive au feu. Tantôt je m’offrais généreusement en holocauste, je donnais ma bénédiction à Lise, je lui souhaitais un amour heureux et j’adressais de mon coin un sourire affectueux à mon rival ; mais non-seulement ces amoureux impitoyables ne me remercièrent pas de mon sacrifice, ils ne le remarquèrent même pas, ils ne se souciaient évidemment ni de mes bénédictions ni de mes sourires… Le dépit me faisait alors tomber tout à coup dans une disposition d’esprit complètement opposée : je me promettais de m’envelopper dans un manteau à l’espagnole pour aller égorger mon heureux rival dans une embuscade, et je me figurais avec une joie bestiale le désespoir de Lise ; mais premièrement la ville d’O… ne possédait que peu de recoins commodes, et en second lieu une palissade de bois, de fumeux réverbères, une sentinelle endormie dans une vieille guérite… Non, décidément, dans de pareilles rues il est plus naturel de faire le commerce d’échaudés que de verser le sang de son prochain. Je dois confesser que, parmi les divers moyens de délivrance, — c’était une des expressions fort vagues que j’employais en conversant à part moi, — j’avais compté celui