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qu’il charma décidément toute la société d’O… pendant le court séjour qu’il fit dans cette ville. Il est très facile à un brillant homme du monde d’ensorceler des provinciaux comme nous. Les fréquentes visites que le prince faisait aux Ojoguine (il y passait toutes ses soirées ) excitaient naturellement la jalousie des autres propriétaires et employés ; mais le prince avait trop de savoir-vivre et d’intelligence pour négliger le moindre d’entre eux : il allait chez les uns et les autres, adressait ne fût-ce qu’un seul mot aimable à tous les hommes et à toutes les femmes, se laissait offrir des mets bizarres et indigestes, buvait des vins frelatés à étiquettes pompeuses, et se montrait en un mot convenable, prudent et adroit. Le caractère du prince était habituellement enjoué et sociable, aimable par penchant, et par calcul aussi quand il le jugeait à propos ; comment n’aurait-il pas réussi complètement ?

Depuis le jour de son arrivée, toute la maison des Ojoguine trouvait que le temps s’envolait avec une rapidité prodigieuse. Quoique feignant de ne rien remarquer, les vieux époux se frottaient probablement les mains en secret à l’idée de captiver un gendre pareil ; le prince lui-même menait les choses avec un calme parfait, lorsque tout à coup un événement inattendu…

À demain encore !… Je suis fatigué aujourd’hui. Ces souvenirs m’irritent jusqu’au bord du tombeau. Térence a trouvé aujourd’hui que mon nez s’effilait du bout, et on dit que c’est un mauvais signe.


27 mars. — Le dégel continue.

Toutes choses se trouvaient dans la situation que j’ai décrite plus haut. Le prince et Lise s’aimaient ; les vieux Ojoguine attendaient une solution. Besmionkof aussi faisait acte de présence, c’est tout ce qu’on pouvait dire de lui. Je me heurtais à tout comme un poisson sous la glace et j’observais de tous mes yeux. C’était le temps où je m’étais donné la mission de veiller à ce que Lise ne se laissât pas prendre dans les pièges du séducteur ; en effet j’avais déjà commencé à fixer mon attention sur les femmes de service et sur le fatal escalier dérobé, ce qui ne m’empêchait pas de passer des nuits entières à me représenter la touchante générosité avec laquelle je tendrais plus tard ma main à la victime délaissée en lui disant : « Il t’a trahie, le misérable ! mais je reste éternellement ton meilleur ami… Oublions le passé et soyons heureux ! »

Telles étaient mes réflexions lorsqu’une nouvelle joyeuse se répandit subitement par toute la ville d’O… Le bruit courut que le maréchal du district donnait, en l’honneur du noble visiteur, un grand bal dans son château. Des invitations furent envoyées à toutes les notabilités et ajoutes les puissances, à partir du préfet jusqu’à l’apothicaire, un Allemand par excellence qui avait de cruelles prétentions