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traversée ; je suis frappé à la tête et je reste debout : ce ne sera qu’une égratignure.

Il tira de sa poche un mouchoir de batiste et l’appliqua sur ses cheveux humectés de sang. Je ne bougeais pas,… j’avais été comme pétrifié sur place.

— Veuillez aller à la barrière, me dit sévèrement Koloberdaef. J’obéis.

— Le duel va-t-il continuer ? demanda-t-U en se tournant vers Besmionkof.

Besmionkof ne lui répondit pas ; mais le prince, sans enlever le mouchoir de sa blessure et sans se donner même la satisfaction de me faire attendre à la barrière, répliqua en souriant : — Le duel est fini, — et tira en l’air. Je manquai pleurer de dépit et de rage. Cet homme me traînait définitivement dans la boue avec sa générosité, il m’égorgeait. Je voulais me récrier, je voulais insister pour qu’il tirât sur moi ; mais il s’approcha et me tendit la main.

— Tout est oublié, n’est-ce pas ? me dit-il d’une voix caressante.

Je jetai un regard rapide sur son visage altéré, sur son mouchoir teint de sang, et, complètement éperdu, honteux et anéanti, je lui serrai la main…

— Messieurs, reprit-il en se tournant vers les témoins, j’espère que ceci restera secret ?

— Naturellement ! s’écria Koloberdaef ; mais permettez, prince… Et il lui pansa sa blessure.

Le prince me salua encore une fois en partant, mais Besmionkof ne me regarda même pas. — Tué, moralement tué ! dis-je à Koloberdaef en rentrant à la maison.

— Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? me demanda le capitaine. Tranquillisez-vous, la blessure n’est pas dangereuse ; demain il pourra danser, s’il en a envie. Ou bien seriez-vous fâché de ne pas l’avoir tué ? S’il en est ainsi, vous avez tort : c’est un charmant garçon !

— Pourquoi m’a-t-il ménagé ? grommelai-je enfin.

— Voilà encore une belle idée, répliqua tranquillement le capitaine. C’est bien digne d’un littérateur ! — Je ne sais à quel propos il me gratifiait de ce mot-là.

Je renonce décidément à raconter mes angoisses pendant la soirée qui suivit le duel. Mon amour-propre souffrait affreusement. Ce n’est pas ma conscience qui me faisait des reproches ; le sentiment de ma sottise m’anéantissait. « C’est moi-même qui me suis porté le dernier coup ! » m’écriai-je en faisant de grands pas dans la chambre. Le prince blessé par moi et m’accordant son pardon !… Oui, Lise