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pourquoi, ne voulant point paraître ridicule même à mes propres yeux, et me sentant d’ailleurs terriblement fatigué aujourd’hui, je vais remettre à demain la continuation et, si Dieu le permet, la fin démon journal…


29 mars. — Gelée insignifiante. Il dégelait hier.

Je n’ai pas eu hier la force de continuer mon journal. J’ai passé la plus grande partie de mon temps au lit à causer avec Térence.

Voilà une femme ! Il y a soixante ans qu’elle a perdu son premier fiancé de la peste, elle a survécu à tous ses enfans, elle est d’une vieillesse qu’on ne se permet plus ; elle boit du thé à cœur joie, elle mange à satiété, elle est chaudement vêtue, et de quoi pensez-vous qu’elle m’ait entretenu pendant toute la journée ? J’ai fait cadeau à une autre vieille, absolument dépourvue de tout, du col à moitié mangé par les mites d’une ancienne livrée dont elle va se faire un de ces plastrons qu’elle porte en guise de gilet… Pourquoi ne le lui avais-je pas donné à elle, Térence ? « Il me semble que je suis votre bonne… Ah ! c’est bien mal à vous, mon petit père… Je crois vous avoir bien dorloté !… » Et ainsi de suite. Cette vieille femme impitoyable m’a poursuivi toute la journée de ses doléances. Mais revenons à notre récit.

Je souffrais donc comme un chien dont une roue a écrasé le ventre. Ce n’est qu’après mon expulsion de la maison des Ojoguine, ce n’est qu’alors que j’ai su définitivement combien on peut puiser de jouissances dans la contemplation de sa propre infortune. O hommes ! race réellement digne de mépris et de pitié !… Mais laissons là les remarques philosophiques… Je passais mes journées dans une solitude complète, et je me voyais forcé d’avoir recours aux moyens les plus tortueux et souvent les plus méprisables pour savoir ce qui se faisait dans la famille Ojoguine, et ce que devenait le prince. Mon domestique s’était mis en rapport avec la tante de la femme de son cocher. Cette connaissance me procurait quelque allégement, car mon valet, stimulé par mes allusions et par mes présens, avait fini par deviner de quoi il devait entretenir son seigneur le soir pendant qu’il lui tirait ses bottes. Il m’arrivait quelquefois de rencontrer dans la rue soit un membre de la famille Ojoguine, soit Besmionkof, soit le prince. Je saluais le prince et Besmionkof ; mais je n’entrais jamais en conversation avec eux. Je ne revis Lise en tout que trois fois : dans un magasin de modes avec sa mère, en voiture découverte avec son père, sa mère et le prince, enfin à l’église. Je n’osais naturellement point m’approcher, et je devais me contenter de la regarder de loin. Dans le magasin, elle s’était montrée très préoccupée, mais gaie… Elle fit une commande