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tantôt les réalités. Il prend le temps comme il vient et le monde comme il est. Si le temps est mauvais, si le monde est livré aux intérêts matériels, il s’y accommode, il s’insinue, il s’assaisonne à tous les goûts, se mesure à toutes les tailles, profite des obstacles mêmes qu’on lui oppose, sûr de découvrir dans le cœur le plus ferme, dans le milieu le plus rebelle à ses influences, un grain, une velléité de roman, qu’il ne s’agit que de savoir combiner avec l’entourage. On devine à quelles variations l’obligent sa durée même et sa persistance, et ce serait une curieuse étude que de suivre les aventures et les métamorphoses de l’esprit romanesque à travers nos vicissitudes sociales. On le verrait se composant tour à tour de luttes, de transactions et de connivences avec les mœurs, les caractères et les sentimens de chaque époque, s’y associant tantôt par des similitudes, tantôt par des exagérations, tantôt par des contrastes, car les contrastes ont aussi leur place dans l’harmonie d’un ensemble. Il obéit à des lois mystérieuses qui établissent entre sa marche et celle de la société même une ligne parallèle. Il est simple quand cette société est simple ; il se divise quand elle se partage ; il se complique quand elle se fractionne et se morcelle. Au début du XVIIe siècle, il se fait chevaleresque et dameret pour complaire à un monde aristocratique où la chevalerie française et l’héroïsme espagnol s’entremêlent de galanterie et de fadeur. Quand le goût s’épure, il profite, comme les autres genres, bien qu’avec moins d’éclat, de ce retour aux règles du bon sens et de l’art ; mais, sous la plume de Mme de La Fayette comme sous celle de Mlle de Scudéry, il offre certains caractères analogues. Il se maintient dans les pures régions de l’aristocratie, qui seule alors semble avoir le secret ou le privilège des délicatesses de l’esprit et du cœur ; il ne reflète que les généralités de l’âme humaine, ainsi qu’il arrive toujours à ce qui exprime une phase de civilisation croissante ; il a l’air de ne s’adresser qu’à une seule sorte de public. Il n’y a pas jusqu’à son infériorité relative, en face de la tragédie par exemple, de la chaire ou de la comédie, qui ne soit un enseignement utile en nous rappelant que les pensées générales, les grandes routes du cœur et de l’âme, si favorables à ces genres, valent moins pour le roman que les nuances, où il trouvera plus tard ses vraies conditions de développement et de succès.

Dès la seconde période, un changement s’est opéré. L’aristocratie occupe bien encore le devant de la scène, mais elle cesse d’être digne de son nom, et l’on sent qu’en dehors ou au-dessous d’elle une société nouvelle, un nouveau public se forme ou se prépare. La culture des intelligences, encore inégale, s’étend et pénètre la classe moyenne ; le goût de la lecture se propage. En dépit des classifications et des barrières encore existantes, l’esprit devient un