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REVUE. — CHRONIQUE.

que nous étions des hommes tout autres que nos fanatiques ancêtres, qui avaient voulu les convertir au christianisme malgré eux : nous étions de paisibles marchands, de raisonnables protestans, des catholiques éclairés, et tolérans. Nous n’avions assurément aucun projet ambitieux concernant le trône de Yédo, et nous nous inquiétions en somme fort peu de ce qu’il plaisait aux Japonais d’adorer dans leurs temples. « Votre indépendance politique et religieuse ne court aucun risque, » leur assura-t-on à diverses reprises. Puis on faisait valoir les avantages qui devaient sortir pour eux de leur alliance avec les peuples d’Occident. « Nous sommes de terribles ennemis, mais nous sommes d’excellens amis, leur dit-on encore. Si vous nous donnez la main, nous vous guiderons, nous vous soutiendrons. En définitive, sortez de l’obscur isolement où forcément vous dépérissez, entrez en relations avec nous, et vous ne perdrez absolument rien, vous gagnerez même assurément beaucoup. »

Cependant les Japonais ne voulurent pas encore céder et opposèrent une foule de raisons pour lesquelles ils préféraient demeurer seuls et tranquilles chez eux. À la fin, ils se rendirent à l’évidence des avantages de la civilisation occidentale. On les avait conduits à bord de nos frégates et corvettes de guerre, et, après leur avoir fait admirer des télégraphes électriques et des machines à vapeur en miniature, on leur avait montré des canons de gros calibre et à longue portée, des revolvers à six coups et des fusils rayés de grandeur naturelle. L’amiral américain leur fit voir dix beaux bâtimens de guerre avec deux cents magnifiques canons. Cette exhibition ingénieuse des trésors offensifs dus à l’industrie et à la science occidentales trancha la question d’une manière pacifique et à la satisfaction de tout le monde. Les Japonais hésitèrent bien encore un peu ; mais leur résistance devint de jour en jour plus faible, et ils finirent par signer tout ce qu’on put raisonnablement leur demander. L’Amérique (M. Townsend-Harris), l’Angleterre (lord Elgin), la Hollande (M. Donker-Curtius), la France (M. le baron Gros), la Russie (M. le comte Poutiatine), le Portugal (M. Guimaraès), enfin tout dernièrement la Prusse (M. le comte Eulenbourg), entrèrent ainsi en relations amicales et commerciales avec le Japon.

Les traités signés, des marchands anglais, américains et hollandais s’établirent en assez grand nombre à Nagasaki, Yokohama (ou Kanagawa) et Hakodade. Les Français, Russes et Portugais parurent satisfaits d’avoir le droit d’en faire autant. En attendant, ils eurent soin de se faire représenter par un nombre suffisant de consuls-généraux, de consuls et d’agens consulaires. Il n’existait pas, il y a quelques années, un seul commerçant russe ou portugais dans tout le Japon ; il y avait trois marchands français protégés et administrés par un beau bâtiment de guerre en rade de Yédo et par un consul-général, un interprète, un chancelier, un capitaine de pavillon, un vice-consul et son interprète et deux agens consulaires résidant à Yédo, Yokohama, Nagasaki et Hakodade. L’absence de commerçans français, russes et portugais simplifia beaucoup la nature de nos relations avec la cour de Yédo. La lourde tâche d’établir de l’ordre dans les jeunes communautés étrangères et de maintenir la bonne intelligence entre les gouvernemens de l’Occident et celui du Japon devint le partage exclusif de M. Rutherford-Alcock, ministre plénipotentiaire anglais, de M. Townsend-Harris, ministre