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à nous résigner à son retour périodique, demandons-lui ce qu’il est, comment il se forme, et souvenons-nous que l’eau qui se montre alors si violemment animée n’a ni volontés ni caprices, qu’elle est en elle-même un corps inerte, obéissant par sa fluidité aux impressions les plus délicates, qu’enfin il n’y a pas dans le monde physique deux hydrostatiques. Si tout cela est vrai, si les lois de la nature sont immuables, la marche du mascaret ne nous semble incompréhensible que parce que quelques-unes des circonstances dans lesquelles il se produit échappent à notre attention.

En attendant une explication du mascaret qui puisse être acceptée par tout le monde, chacun est en droit de proposer la sienne. J’ai cru entrevoir une des données de ce phénomène dans le spectacle de l’invasion des marées d’équinoxe sur les grèves du Mont-Saint-Michel. Partout où la mer, agissant sur des matières maniables, règle elle-même le profil de son rivage, l’estran se divise en deux pentes séparées par une ligne correspondante au niveau des basses mers de morte-eau. La pente inférieure, et de beaucoup la plus inclinée, disparaît lentement sous la mer montante ; la pente supérieure, plus ou moins rapprochée du plan horizontal suivant la largeur de la grève, est submergée avec une rapidité proportionnée à l’inclinaison. Dans la baie du Mont-Saint-Michel, où la largeur de la grève est de 12 kilomètres et l’amplitude des marées très grande, dès que la mer a franchi l’arête de séparation des deux pentes, elle envahit avec une vitesse inouïe l’espace ouvert devant elle. Si, au lieu de s’épandre librement sur un plan où elle ne rencontre aucun obstacle, elle avait à s’engouffrer au milieu de sa course dans un goulet plus ou moins étroit, le flot gagnerait en hauteur une partie de ce qu’il perdrait en largeur, et du tumulte de cette contraction naîtrait une sorte de mascaret. Sur la Basse-Seine, la ligne qui sépare les deux pentes est à peu près à la hauteur de Quillebeuf : le flot passe d’une large baie dans le rétrécissement du chenal ; il y trouve, au lieu d’un plan incliné, un plan qu’on pourrait dire horizontal, tant la pente en est faible, et au lieu d’une surface sablonneuse, une surface liquide. La vitesse avec laquelle il y glisse n’a rien de surprenant, et pour peu que le moment où il s’y précipite coïncide avec l’arrivée d’une des ondes interférentes dont la découverte est due à M. Chazalon, la formation du mascaret de la Seine est expliquée par la théorie qu’a exposée dans la Revue M. Babinet[1]. Il reste pourtant à résoudre une grave difficulté. S’il en était ainsi, réduit au rôle d’un phénomène chronique, le mascaret se produirait à toutes les grandes marées : des séries d’années passent néanmoins sans qu’il se manifeste. Il y a donc dans les causes qui

  1. Voyez la livraison du 1er novembre 1852.