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bien définis, qu’un autre artiste de génie, Andréa Orgagna, stimule le progrès à sa manière, et que les terribles fresques du Campo-Santo de Pise, la Loggia de Lanzi à Florence et le Tabernacle d’Orsan-Michele apparaissent, comme pour ratifier dans tous les arts les conquêtes déjà faites, ou pour en agrandir le champ.

Le rôle d’Orgagna toutefois est très personnel, non-seulement parmi les héritiers directs de Giotto, mais en regard même de l’attitude que gardent les successeurs de ceux-ci. Plus tard en effet, une seconde génération de disciples continuera aussi pieusement que jamais la tradition inaugurée dès le commencement du siècle. Les élèves des premiers giotteschi, non moins confians que leurs maîtres dans l’excellence de cette tradition, n’essaieront même pas d’en rajeunir les termes, et, confondant systématiquement le fond avec la forme, ils s’appliqueront à maintenir, aussi bien que l’intégrité de la doctrine, le culte des procédés transmis. Bien plus : cent ans après la mort du régénérateur de l’école, un élève d’Agnolo Gaddi, un peintre qui par conséquent n’avait reçu que de troisième main cet enseignement classique, Cennino Cennini, recueillait, au profit des artistes futurs, les préceptes qu’il avait pratiqués à son tour et les enregistrait dans son Traité de la Peinture comme autant de règles invariables, comme autant d’articles de foi.

L’empire de Giotto sur L’art italien durant toute la première phase de la renaissance est donc un fait principal, exceptionnel par la durée aussi bien que par son importance même, et, comme le dit très justement M. Rio, « un prodige de vitalité qui ne se retrouve dans l’histoire d’aucun autre artiste ancien ou moderne. » Venu presque sans précurseurs, créateur de l’art et du métier tout ensemble, Giotto partage avec Dante, son contemporain et son ami, la gloire d’avoir, du jour au lendemain, révélé le beau à son pays par la poésie des inspirations comme par la précision des formes, d’avoir donné l’essor aux plus hautes facultés de l’imagination en même temps qu’il définissait, qu’il instituait les lois du style et du langage. Certes la grammaire pittoresque a subi depuis lors des modifications de plus d’une sorte : d’autres inspirations ont eu leur tour ; un autre idéal, un autre ordre de sentimens ont exigé des ressources d’expression nouvelles ; celles que Giotto avait popularisées pouvaient et devaient, à un moment donné, devenir insuffisantes. Toujours est-il qu’en vieillissant elles n’ont compromis pour cela ni la valeur des pensées qu’elles traduisent, ni l’éloquence propre du maître. On en jugeait autrement, je le sais, en France au siècle dernier ; mais nous sommes à présent mieux informés et plus justes. Le temps est loin où le président de Brosses qualifiait sans marchander de « barbouilleur… ce grand maître si vanté dans toutes les histoires, »