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pour le Staffordshire, qu’ils n’ont plus quitté depuis lors. Leur arrivée y fit scandale, comme vous pouvez le penser ; mais quatre ans après, — lorsque je les y ai vus pour la première fois, — la position équivoque des deux jeunes gens était tacitement acceptée, sinon tout à fait établie. Ils faisaient tous deux tant de bien ! Saxon était un propriétaire modèle ; ses tenanciers l’auraient suivi à la guerre, comme autrefois, s’il avait fait appel à leur dévouement. Et Mary était devenue ce qu’on appelle une « renommée de comté, » tant elle s’occupait avec zèle de toute sorte d’améliorations sociales. Écoles, hôpitaux, établissemens de correction, souscriptions au profit des émigrans, elle était à la tête de tout, et se faisait adorer de tous,… si ce n’est peut-être de certains clergymen, sur les attributions desquels elle empiétait un peu trop audacieusement. Ajoutons qu’elle leur déplaisait par son indépendance d’esprit, qu’elle était abonnée à maint journal « mal pensant, » et qu’elle lisait, soit en allemand, soit en français, des ouvrages censurés par la haute-église. En somme, Saxon et elle menaient une vie sans doute irrégulière, mais au fond parfaitement irréprochable et, au point de vue purement humain, inoffensive tout à fait, car personne ne perdait rien à ce qui empêchait la félicité de ce couple bizarre d’être en même temps légitime et complète.

Tel il m’apparut il y a trois ans, tel je l’ai revu depuis à chaque visite qu’il me demande, et tel vous le trouverez d’ici à une demi-heure.


Ainsi avait parlé le docteur Paul E…, et pendant les sept ou huit heures que nous passâmes ensemble à Beechton, je pus vérifier de point en point l’exactitude du tableau qu’il m’avait tracé. Rien de plus ordonné, de plus correct, de plus riant, de plus calme, que ce séjour où deux bienfaisans parias menaient une existence condamnée. Seulement, à deux ou trois reprises, soit avant, soit pendant le dîner, le visage du docteur prit une expression que je connaissais bien et que je n’aimais pas à lui voir ; mais tout aussitôt il semblait chasser un souci importun, et redoublait alors de gaieté, d’entrain, de saillies originales.

— Voilà, lui dis-je une fois repartis, voilà un véritable paradis sur terre… Voilà ce qu’on peut appeler des gens heureux.

— Vous trouvez ! répondit-il après un silence, et pour le coup je ne pouvais me tromper à l’accent ironique de sa voix. Un triste pressentiment me glaça le cœur ; mais, jugeant toute question indiscrète, je n’ajoutai pas un mot. Ce fut spontanément que le docteur, péniblement affecté lui-même, et cédant à ce besoin d’épanchement qui trahit une préoccupation extrême, se laissa entraîner à me faire part de ses motifs de crainte. D’imperceptibles symptômes