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s’il épousait une duchesse ! Oh ! le cher charmant homme ! » Elle s’enhardit, elle prend la liberté de lui baiser la main. « Mon cœur est si complètement à vous que je ne crains rien, sinon d’être plus empressée que vous ne le souhaitez. » Sera-ce lundi, ou bien mardi, ou bien mercredi ? Elle n’ose dire oui ; elle rougit et tremble ; il y a une grâce délicieuse dans cette pudeur effarouchée, dans ces effusions contenues. Pour cadeau de noces, elle obtient la grâce des mauvaises gens qui l’ont maltraitée. « Je mis mes bras autour de son cou, et je n’eus pas honte de l’embrasser une fois, deux fois, trois fois, une fois pour chaque personne pardonnée. » Alors ils parlent de leurs projets : elle restera au logis, elle ne fréquentera point les assemblées, elle n’aime point les cartes. Ce sera elle qui tiendra les comptes de la maison et distribuera les charités de son mari ; elle aidera la femme de charge à faire les confitures, les conserves, les friandises, le linge fin ; elle surveillera le déjeuner et le dîner, surtout quand il y aura des convives ; elle sait découper ; elle attendra son mari, qui peut-être voudra bien lui accorder quelquefois une heure ou deux de sa conversation, « et sera indulgent pour les effusions maladroites de sa reconnaissance. » En son absence, elle lira, « afin de polir son esprit pour se rendre plus digne de sa compagnie et de son entretien, » et priera Dieu, afin d’être plus exacte à remplir envers lui son devoir. Richardson esquissait ici le portrait de l’épouse anglaise, ménagère et sédentaire, studieuse et obéissante, aimante et pieuse, et Fielding allait l’achever dans Amélia.

Ceci est un combat, en voici un plus grand. La vertu, comme toute force, se mesure aux résistances, et il n’y a qu’à la soumettre à des épreuves plus violentes pour lui donner un relief plus haut. Cherchons dans les passions du pays des ennemis qui puissent l’assaillir, l’exercer et la raidir. Le mal comme le bien dans le caractère anglais, c’est la volonté trop forte[1]. Quand la tendresse et la haute raison y manquent, l’énergie native se tourne en dureté, en opiniâtreté, en tyrannie inflexible, et le cœur devient une caverne de passions malfaisantes acharnées à rugir et à se déchirer. C’est contre une telle famille que doit lutter Clarisse Harlowe. Son père « n’a jamais voulu être contrôlé ni même persuadé. » Jamais « il n’a cédé sur un point auquel il croyait avoir droit. » Il a brisé la volonté de sa femme et l’a réduite au rôle de servante silencieuse ; il veut briser la volonté de sa fille[2], et lui imposer pour mari un sot brutal et sans cœur. Il est chef de famille, maître de tous les siens, despote et ambitieux comme un patricien de Rome. Il veut fonder une maison. Il s’est raidi dans ces deux sentimens âpres et tonne

  1. Voyez déjà dans Paméla les rôles de M. B. et de lady Davers.
  2. He told he would break some body’s heart.