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un bol de punch parce que l’Écriture ne dit rien contre cette liqueur, et lui récite après boire son dernier sermon contre les philosophes païens. Ainsi déshabillés, les instincts ont une tournure grotesque ; les gens s’avancent gravement, la canne à la main, et pour nous ils sont tout nus. Sachez qu’ils sont nus tout à fait ; aussi certaines de leurs attitudes sont bien gaies. Les dames feront sagement de ne pas entrer chez lui. Ce puissant génie, tout franc et réjoui, aime comme Rubens les kermesses ; les rouges trognes reluisantes de bonne humeur, de sensualité et d’énergie dansent chez lui, remuent et se choquent, et les instincts dévergondés y viennent accoupler leurs violences. C’est avec eux qu’il compose ses premiers personnages. Il n’y en a point chez lui de plus vivans que ceux-là, de plus largement tracés à grands traits et d’un élan, d’une couleur plus saine. Si les gens réfléchis comme Allworthy restent effacés dans un coin de sa vaste toile, les personnages instinctifs comme Western s’y détachent avec un relief et un éclat qu’on n’a point vus depuis Falstaff. Western est un squire de campagne, bonhomme au demeurant, mais ivrogne, toujours à cheval, inépuisable en jurons, prompt aux gros mots, aux coups de poing, sorte de charretier alourdi, endurci et enfiévré par la brutalité de la race, par la sauvagerie de la campagne, par les exercices violens, par l’abus de la grosse mangeaille et des boissons fortes, tout imbu d’orgueil et de préjugés anglais et rustiques, n’ayant jamais été discipliné par la contrainte du monde, puisqu’il vit aux champs, ni parcelle de l’éducation, puisqu’il sait à peine lire, ni par celle de la réflexion, puisqu’il ne peut pas mettre deux idées ensemble, ni par celle de l’autorité, puisqu’il est riche et justice, et livré, comme une girouette qui siffle et grince, à tous les coups de vent de toutes les passions. Sitôt qu’on le contredit, il devient rouge, il écume, il veut rosser les gens : « Défais ton habit[1] » Il faut même l’empoigner à bras-le-corps pour l’arrêter de vive force. Il court chez Allworthy pour se plaindre de Jones, qui ose faire la cour à sa fille. « Il a eu de la chance que je n’aie pas pu l’empoigner ; je l’aurais roulé, j’aurais dérangé son miaulement ; j’aurais appris à ce fils de gueux à mettre la main au plat de son maître. Il n’aura jamais un morceau de mon plat, ni un liard pour en acheter. Et si elle le veut, elle, une chemise sera toute sa dot. J’aimerais mieux mettre mon bien dans la caisse d’amortissement, pour qu’on l’envoie en Hanovre et qu’on corrompe notre nation avec. » — Et comme Allworthy dit qu’il en a bien du chagrin. — « Au diable votre chagrin ! il me servira joliment quand j’aurai perdu ma seule enfant, ma pauvre Sophie, qui était la joie de mon cœur, et toute l’espérance, et toute la

  1. Nous abrégeons ici la traduction.