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plus douce que les aboiemens de la plus belle meute d’Angleterre. » Voilà la pure nature, et personne ne l’a lâchée à travers champs plus débridée, plus impétueuse, plus ignorante de toute règle, plus abandonnée à l’afflux de la sève corporelle que Fielding.

Ce n’est pas qu’il l’aime à la façon des grands artistes indifférens, Shakspeare et Goethe ; au contraire il est moraliste par excellence, et c’est un des grands signes du siècle que les intentions réformatrices se rencontrent aussi décidées chez lui qu’ailleurs. Il donne à ses fictions un but pratique, et les recommande en disant que le ton sérieux et tragique aigrit, tandis que le style comique « dispose les gens à la bienveillance et à la bonne humeur[1]. » Bien plus, il fait la satire du vice ; il considère les passions non comme de simples forces, mais comme des objets d’approbation ou de blâme. Il nous suggère à chaque pas des jugemens moraux ; il veut que nous prenions parti ; il discute, excuse ou condamne. Il écrit un roman entier en style ironique[2] pour persécuter et assommer la friponnerie et la trahison. C’est plus qu’un peintre, c’est un justicier, et les deux rôles en lui sont d’accord ; car une psychologie engendre une morale : là où il y a une idée de l’homme, il y a un idéal de l’homme, et Fielding, qui a vu dans l’homme la nature par opposition à la règle, loue dans l’homme la nature par opposition à la règle, en sorte que, selon lui, la vertu n’est qu’un instinct. La générosité, selon lui, est comme toutes les sources d’action, une inclination primitive ; comme toutes les sources d’action, elle coule sans que les catéchismes et les phrases y ajoutent rien de bon ; comme toutes les sources d’action, elle coule parfois trop pleinement et trop vite. Prenez-la comme elle est, et n’essayez pas de l’opprimer sous une discipline ou de la remplacer par un raisonnement. Monsieur Richardson, vos héros si corrects, si compassés, si soigneusement empaquetés dans leur attirail de préceptes, sont des bedeaux de cathédrale bons pour nasiller dans une procession. Monsieur Square et monsieur Thwackum, vos tirades sur la vertu philosophique ou la vertu chrétienne sont des exercices de parole utiles pour digérer au dessert. La vertu est dans le tempérament et dans le sang ; l’éducation bavarde et le rigorisme monacal n’y ajoutent rien. Donnez-moi un homme, non un mannequin de représentation ou une serinette à phrases. Mon héros est l’homme qui naît généreux, comme le chien naît affectueux, et comme le cheval naît brave. Je veux un cœur vivant, plein de chaleur et de force, non un pédant sec occupé à aligner au cordeau toutes ses actions.

  1. Préface de Joseph Andrews.
  2. Jonathan Wild.