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de ce poste élevé les mouvemens de la proue qui fend les ondes. Tout à coup, au commandement de port ou bâbord la barre, on double une pointe ; quelques maisons étalent leurs blanches façades sur le rivage, ici moins à pic, et bientôt le steamer, vomissant par ses cheminées une fumée noire qui retombe en poussière et la vapeur d’eau qui se résout en pluie, vient jeter l’ancre au milieu d’une baie tranquille. Dans la rade se montrent quelques navires clairsemés, et à terre d’immenses tas de charbon, rangés en ordre, signalent les établissemens de la compagnie maritime. Sur la plage et sur les hauteurs, les magasins de quelques riches marchands et la demeure au résident politique déroulent leurs gracieuses varangues. C’est là Steamer-Point ou, si l’on veut, la presqu’île d’Aden, aujourd’hui au pouvoir des Anglais.

Le navire n’a pas encore arrêté sa marche, que déjà une foule de barques légères, parties du rivage, nagent vers le colosse à force de rames. Le premier qui monte à bord est le négociant parsis agent de la compagnie anglaise ; il remet aux officiers leurs paquets et leurs dépêches, reçues par la malle d’Europe, qui relâche aussi sur ce point. La large baie pourrait recevoir une flotte. C’est le rendez-vous commun de tous les navires de la Compagnie orientale, dont les vapeurs partis de Suez relient entre elles et à l’Europe toutes les stations de la mer des Indes : les Seychelles, Maurice et La Réunion, îles perdues dans l’immensité de l’Océan ; Bombay, Ceylan, Madras et Calcutta, les reines du grand empire indo-britannique ; Hong-kong, Amoy et Shang-haï, ces places commerciales ravies aux Chinois ; enfin la Pointe du roi George, Melbourne et Sydney, ces trois grands entrepôts de l’Australie, île aussi grande que l’Europe et le pays des gold fields ou champs d’or. L’Angleterre, aujourd’hui plus puissante que ne le fut jamais l’Espagne, peut dire comme autrefois Charles-Quint, et avec plus de raison, que le soleil ne se couche pas sur ses vastes possessions maritimes.

L’arrivée de tous les steamers venant de tant de points différens se succède à Aden avec cette régularité mathématique que permet la vapeur, et que les vents et les tempêtes peuvent à peine déranger. Deux navires au moins vont et viennent chaque semaine, l’un arrivant de la mer des Indes, l’autre venant de Suez. Dès qu’ils ont jeté l’ancre et salué d’un coup de canon la terre désormais anglaise devant laquelle se déploie leur pavillon, les passagers, toujours désireux de fouler le sol après les longs ennuis de la traversée, descendent en hâte pour se rendre sur le rivage. Un frêle esquif, conduit par des noirs soumalis, qui plient en cadence sous leur rame en forme de palette, les porte à terre en quelques secondes. Ils n’ont pas encore débarqué que déjà Moutto Carpain, le fidèle serviteur