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vieux marins naviguant par habitude, ennemis du changement. Le capitaine Maury a tenu compte des courans de l’atmosphère et de la mer, qu’avant lui l’on négligeait trop ; il a coordonné les observations recueillies par tous les navigateurs qui l’ont précédé, et il a pu ainsi tracer des routes qui, pour les voiliers qui les ont suivies, ont diminué d’un tiers et quelquefois de moitié le temps de la traversée. La forme des navires a été aussi modifiée, et les clippers à quatre mâts, à la forme élancée, dépassent les bateaux à vapeur eux-mêmes, quand ils ont le vent favorable. Aussi les Américains n’ont-ils jamais songé au percement de l’isthme de Panama, laissant l’Europe se bercer de la douce illusion de réussir dans cette entreprise, reconnue par eux inutile au point de vue commercial. Ce qui est vrai pour l’isthme de Panama l’est aussi pour l’isthme de Suez, et l’on a peine à comprendre que les Anglais se soient opposés et s’opposent encore avec tant d’ardeur à l’exécution de ce projet, qui ne peut produire les immenses résultats qu’on en espère. Le temps n’est guère un élément avec lequel il faille compter dans la plupart des transports sur mer, et bien des marchandises encombrantes éviteront le passage des isthmes, qui sera toujours plus cher que celui de l’Océan. De tous les ports de l’Atlantique expédiant à la voile pour l’Inde, le trajet par Suez sera du reste presque aussi long que celui par le Cap. Les Anglais le savent, ils l’ont écrit, et cependant l’Angleterre suscite tous les jours une foule de difficultés à l’entreprise du percement de l’isthme. Les Anglais semblent craindre que le canal de Suez ne déplace le commerce européen et ne fasse de Marseille et de Trieste les rivales de Londres et de Liverpool ; ce résultat n’est pas probable, car Marseille et Trieste ne possèdent pas les hardis négocians que renferme l’Angleterre, et n’ont point comme elle les produits d’inépuisables mines de houille et d’immenses manufactures au service du monde entier. Les Anglais craignent aussi sans doute que le commerce de la Mer-Rouge ne devienne plus important une fois le canal inter-maritime ouvert. Le cabotage de la Mer-Rouge pourra ainsi tout au plus doubler d’importance, et le mouvement des boutres arabes allant des côtes d’Abyssinie et d’Égypte à celles d’Arabie, puis de là peut-être dans la Méditerranée, n’a rien qui doive inquiéter les Anglais, dont les navires, en un seul voyage, portent autant de fret que vingt boutres réunis. Le fait qui préoccupe sérieusement l’Angleterre, c’est la diminution de son influence en Égypte et dans tout l’Orient, dans l’Inde même, si le canal vient à s’ouvrir, et qu’on y puisse circuler avec avantage ; mais il y a place en Orient pour tout le monde, et dans tous les cas on aimerait mieux voir l’Angleterre ne mettre en avant que cette seule objection, au lieu de prétendre que l’isthme de Suez ne peut être percé, et que tout l’art de l’ingénieur sera mis en défaut par d’insurmontables