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qu’aucun raisonnement humain ne peut déraciner. Il leur permit donc sans hésiter de descendre dans la cale. Ceux-ci remontèrent bientôt, apportant dans leurs bras une demi-douzaine de pierres rondes, grosses comme des boulets de vingt-quatre.

— Voyons, reprit le harponneur, il nous faut une gaffe de longueur… Là voici. Qui veut se placer dans les porte-haubans et arrêter au passage le… cadavre ?

— Allez-y, vous, dirent les matelots…

— Non, répondit celui-ci ; je suis à bord pour harponner les baleines et non les corps des naufragés… Tiens, novice, empoigne la gaffe.

Le jeune marin, surmontant sa répugnance, se disposait à obéir. Il passa la jambe par-dessus la lisse du navire et allongea la gaffe. À ce moment, une vague plus haute que les autres souleva le corps, le maintint durant quelques secondes dans une position presque verticale, en le repoussant violemment contre le bord comme pour l’y lancer. Un albatros à manteau noir, de la plus grande taille, qui planait à quelque distance du navire, vint effleurer le cadavre de ses longues ailes frémissantes. Le novice épouvanté se rejeta vivement sur le pont, et laissa échapper de ses mains la perche au croc de fer. Les autres matelots contemplaient avec une muette horreur les ébats du gros oiseau, qui tournoyait au-dessus de sa proie avec des cris aigus. Le navire marchait lentement, orienté au plus près du vent, et la brise froide du matin sifflait dans les cordages avec un murmure plaintif.

— Eh bien ! monsieur James, dit tout à coup le capitaine Robinson en se montrant sur le pont, voilà le jour venu, et vous n’avez encore envoyé personne en vigie… Puis, apercevant l’albatros qui volait à petite portée : — Mousse, ajouta-t-il, donne-moi ma carabine.

Le mousse alla chercher l’arme et la remit entre les mains du capitaine. Celui-ci épaula sa carabine et fit feu. La balle, après avoir enlevé quelques plumes du cou de l’oiseau, frappa en plein le visage livide du matelot qui dormait sur les flots du sommeil éternel.

O horrible ! most horrible ! murmura M. James en répétant les paroles d’Hamlet

— Bah ! répliqua le capitaine Robinson, il n’a rien senti, le pauvre diable… Pas de voile en vue, monsieur James ?

— Non, monsieur, rien de nouveau.

— Eh bien ! faisons route au sud, monsieur. Si nous avions rencontré quelque navire marchant à l’est du cap, je lui aurais confié les deux femmes que j’ai à bord ; mais je ne puis rester à croiser ici : la saison avance. Après tout, ne sont-elles pas bien sur le Jonas ?… Faites porter au sud ; les baleines sont par là…