Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lieues que je ne compte d’années ; mais les gambades de ces lourdes bêtes nous annoncent du gros temps. À force de marcher au sud, nous trouverons les froids du pôle.

— Je veux terminer ma pêche avant la fin de la saison, dit résolument le capitaine ; encore une demi-douzaine de ces grosses bêtes-là, et le ventre du Jonas sera tout plein. Mettez dehors au tant de toile que la mâture pourra en porter.

Après avoir ainsi parlé, le capitaine Robinson se mit à se promener sur le pont. Le roulis du navire l’obligeait à s’arrêter à chaque pas pour conserver son équilibre. L’eau du ciel et l’eau de la mer rendaient glissantes les planches humides du tillac. Enveloppé d’un caban à capuchon et chaussé de grandes bottes fourrées, le hardi marin semblait jeter un défi aux élémens. Les hommes intrépides, et aguerris sont sujets à se laisser exalter par la vue du péril, et alors ils n’ont plus qu’un désir, celui de s’y jeter tête baissée. Jusqu’ici, le Jonas ne courait cependant aucun danger ; solidement construit et monté par un nombreux équipage, il avait supporté bien des tempêtes, auprès desquelles la grande brise qui le portait en avant n’était qu’un léger zéphyr ; mais il y avait dans la couleur plombée du ciel, dans la marche rapide des vagues et dans le sourd murmure du vent comme l’annonce d’un ouragan prochain. Aucun de ces présages menaçans n’échappait au capitaine Robinson ; seulement il était résolu à engager la lutte et à ne pas céder.

À midi, l’état brumeux de l’atmosphère ne lui laissant aucune chance d’observer le soleil, il descendit l’escalier de la cabine pour aller prendre un peu de repos. La Joaquinha l’arrêta au pied de l’escalier : — Capitaine, lui dit-elle, le roulis fatigue ma maîtresse et l’empêche de prendre aucun repos… Elle étouffe dans la cabine.

— J’en suis fâché, j’en suis désolé, répondit le marin, d’autant plus qu’il lui serait impossible de rester deux minutes sur le pont. Demande-lui si je puis entrer.

À bord d’un navire, les passagers, les femmes surtout, voient dans celui qui commande un être supérieur de qui dépendent les vents et les flots : sa présence les rassure, ses paroles, leur rendent le courage. Dona Isabela fit donc appeler le capitaine Robinson. Celui-ci trouva la jeune Brésilienne ramassée sur elle-même au fond du canapé comme une divinité bouddhique ; elle avait les traits altérés, le teint pâle et l’œil languissant.

— Eh bien ! monsieur, lui dit-elle, vous voulez donc me faire mourir ici ? De grâce, je vous en conjure, ramenez-nous vers le soleil !

— Encore cinq jours, accordez-moi cinq jours, répondit le capitaine, et j’accomplirai ma promesse.