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Ce coton, fourni en masses si considérables par un seul pays, était longtemps resté sans rival : excellent par la consistance, par la longueur de la fibre, la beauté de la couleur, le choix des variétés, il alimentait toutes les filatures de l’Amérique, la plupart de celles de l’Europe continentale, et subvenait pour les deux tiers à l’immense consommation du royaume-uni. Grâce à la possession de ce produit si important dans l’économie des peuples, les planteurs américains se croyaient sincèrement les arbitres du monde civilisé ; ils se vantaient de tenir dans leurs mains la destinée de l’Angleterre aussi bien que celle de la république américaine, et, pleins d’un orgueil que semblaient justifier leurs succès, ils avaient baptisé le coton du nom de roi. En effet, l’humble végétal leur avait conféré une véritable royauté. La récolte annuelle leur permettait non-seulement de s’enrichir et de se bâtir des palais, mais encore de commander au congrès américain : en vertu de leurs balles de coton, ils avaient pu rétablir de fait la traite des nègres, depuis longtemps abolie, forcer les législateurs à rédiger un nouveau code et les ministres de la religion à proclamer un nouvel évangile.

On sait comment cette insolente prospérité fut interrompue. De leur plein gré, les propriétaires d’esclaves ont rompu le pacte fédéral et ont déclaré la guerre aux états du nord. Nombreux étaient leurs prétextes ; mais il faut chercher la cause de la guerre dans leur amour jaloux de la domination et leur dégoût traditionnel pour ces Yankees, ces prolétaires du nord, qui, tout en travaillant de leurs mains comme des nègres, osent aussi prétendre au gouvernement de la république. Les fondateurs des états confédérés savaient bien que la pierre angulaire de leur édifice social, l’esclavage, était moins menacée par l’élection du président Lincoln qu’elle ne l’est par la guerre hasardeuse dans laquelle ils se sont jetés ; mais, avec l’audace des joueurs heureux, ils n’ont pas craint de risquer le tout pour le tout et de faire appel au dieu des batailles. Ils pensaient que New-York et d’autres villes commerciales du nord, fidèles au culte du dollar, accepteraient leurs conditions et demanderaient peut-être humblement une place dans la confédération esclavagiste. Ils se flattaient aussi que les populations de la Nouvelle-Angleterre, affamées et désespérées par l’interruption soudaine de leur industrie, perdraient un temps précieux en luttes intestines, tandis que la France et l’Angleterre, ne pouvant se passer du coton, s’empresseraient de reconnaître le nouveau groupe d’états et de lui envoyer des secours en troupes et en vaisseaux. Ces espérances ne se sont point réalisées. Huit mois se sont écoulés depuis que le premier coup de canon de la guerre civile a retenti, et New-York, malgré les sympathies secrètes de son aristocratie financière, n’a