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aujourd’hui les industriels entreprenans d’y fonder de nouveaux Manchesters. Le coton ne provenant plus d’Amérique, l’idée se présente tout d’abord à l’esprit d’élever les fabriques à côté même des champs qui produisent la matière première. En outre l’Inde possède la houille, des chutes d’eau d’une grande puissance, des ouvriers d’une extrême habileté et deux cent millions de consommateurs ; il est donc naturel qu’elle reprenne tôt ou tard son ancien rôle dans le tissage des étoffes de coton.

Une nouvelle ère s’ouvre aujourd’hui pour l’Inde. Le mouvement d’expansion qui poussait vers l’occident les populations de l’Europe s’est ralenti, et un reflux marqué se porte dans la direction de l’orient. Le continent australien, la Nouvelle-Zélande, les îles de l’Océanie, reçoivent ce flot d’hommes, l’Inde elle-même accueillera de nombreux émigrans ; mais l’influence de la civilisation européenne se fait moins sentir par le peuplement des solitudes que par le réveil des nations qui semblaient depuis longtemps endormies. Les peuples de la Méditerranée qui avaient perdu leur indépendance politique l’ont en partie reconquise, et tous les signes des temps nous montrent qu’en Asie s’agite aussi l’esprit de rénovation. Les nombreuses guerres d’Orient qui ont eu pour théâtre d’abord la Grèce, puis la Syrie et l’Asie-Mineure, la Tauride de Mithridate et même les régions lointaines de la Colchide, sont des symptômes de cette fermentation qui précède la renaissance. L’Inde, qui vient à peine d’échapper au triple fléau de la guerre, de la famine et de la peste, promet d’être bientôt en pleine voie de reconstitution, et déjà, grâce à la crise américaine, elle a hérité en grande partie du commerce des états confédérés. Quand un peuple, frappé par le fléau des discordes ou de l’oppression, faiblit dans la mission du progrès, un autre peuple, réveillé à l’autre extrémité de la terre par le souffle de la liberté, surgit de son long sommeil et travaille à son tour à l’œuvre de la civilisation. Ainsi la guerre civile de l’Amérique, l’imminence d’une lutte bien plus déplorable encore, et déjà presque certaine, entre l’Angleterre et les États-Unis n’ont rien qui puisse nous décourager, car cette crise redoutable elle-même doit amener la solution des deux problèmes les plus importans pour l’avenir des sociétés : l’émancipation des races esclaves et la régénération des peuples de l’Orient, si longtemps endormis. Pendant que nuages de la tempête s’amassent au-dessus du monde occidental, le soleil se lève de nouveau sur ces terres de l’Orient qu’il caressa de son premier rayon.


ELISEE RECLUS.