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et nous nous abritâmes derrière les restes de trônes et d’autels qui jonchaient encore la terre. Au socialisme de l’avenir nous opposâmes un socialisme du passé ; nous nous éprîmes d’une vénération subite pour les souvenirs, les institutions et les abus même de la féodalité ; nous n’avions qu’un sourire quand on nous parlait de progrès. « Le progrès ! — disions-nous comme le comte Henri, — nous aussi nous y avons cru autrefois ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit : aujourd’hui il s’agit de l’état sauvage ! » Hélas ! dans cette lutte sainte et juste, nous nous trouvâmes à côté de bien étranges auxiliaires et sous des drapeaux bien étranges parfois, et avec les prétentions iniques des masses barbares nous confondîmes plus d’une revendication légitime des peuples civilisés. Nous rangions volontiers les Bem, les Dembinski et jusqu’aux Charles-Albert parmi les ennemis de la civilisation, et combien de nos contemporains ne saluèrent-ils pas dans Nicolas un grand pontife de l’ordre et dans Ferdinand II un roi selon le Seigneur ! Toute révolte contre l’oppression nous parut alors odieuse, tout cri de liberté nous faisait peur, et nous pouvions bien faire l’aveu bougonnement tragique de Falstaff, d’être devenus lâches par conscience ! Aucune humiliation n’a été épargnée à notre orgueil, aucune palinodie à notre ancienne foi, aucun trouble, aucun remords à notre sentiment intime… En vérité, nous sommes bien faits maintenant pour comprendre le héros au poète anonyme, pour le plaindre aussi, — il est si doux de s’apitoyer sur soi-même.

Il ne faut pas trop s’attendrir cependant ; gardons plutôt cette sévère impartialité que l’auteur a su conserver envers le comte Henri. La chute n’a pas été imméritée, et le poète le reconnaît dans une apostrophe à son héros dont chaque parole a son sens :


« Des étoiles entourent ta tête, — lui dit-il ; — à tes pieds sont les flots de la mer : sur les flots de la mer, un arc-en-ciel s’ouvre devant toi et disperse les nuages. Tout ce que ta vue embrasse est à toi ; les rivages, les villes, les hommes t’appartiennent ; tu es le maître du ciel ; rien ne semble égaler ta gloire.

« Aux oreilles qui t’écoutent, tu procures d’ineffables jouissances. Tu enlaces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts. Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour toujours… Mais toi, qu’éprouves-tu ? que crées-tu ? que penses-tu ? De toi jaillit la source de la beauté, mais tu n’es pas la beauté.

« Malheur à toi, malheur ! L’enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que toi devant le Seigneur.

« D’où viens-tu, ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la connais pas, toi qui ne l’as jamais vue et ne la verras jamais ? Qui donc t’a