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Le grand instrument du dernier règne fut la troisième section du bureau personnel de l’empereur, cette terrible section de police politique, composée de gendarmes et longtemps dirigée par le plus éminent favori du tsar, le comte Orlof. Jamais peut-être homme n’inspira une telle crainte, ne fit à ce point tout plier devant lui, et il y avait réellement quelque chose de magique dans cette puissance absolue d’une individualité souveraine disposant de la vie, de la fortune, de la pensée même de son peuple. Tout ce qui était possible pour détourner les Russes du courant des idées européennes, pour les empêcher de recevoir une éducation libérale dans les universités, de prendre part aux agitations de l’esprit par la littérature et par la presse, l’empereur Nicolas le faisait avec une conviction effrayante. La censure sous son règne n’avait pas seulement une mission politique, elle était la gardienne d’une certaine morale officielle et descendait aux plus puérils détails. Un jour, dans une feuille publique où il était question de Louis XV et de Mme Du Barry, le censeur faisait du roi de France un marquis et envoyait Mme Du Barry expier ses fautes dans un couvent.

Mélange singulier de qualités supérieures et d’entraînemens ou d’aveuglemens plus grands encore, l’empereur Nicolas se révoltait parfois contre la vénalité et la corruption dont il se sentait entouré, et il ne voyait pas que cette corruption et cette vénalité étaient une conséquence, un châtiment du régime qu’il maintenait à outrance ; il se croyait le défenseur d’un système de légitimité, de haute conservation sociale, et il ne voyait pas qu’il ne faisait qu’organiser autour de lui une servilité byzantine, poussée à ce degré que, pendant la dernière guerre, on avait fini par ne plus oser laisser arriver jusqu’à lui les nouvelles pénibles à son orgueil, « pour ne point l’affliger, » disait-on, mais en réalité pour ne pas s’exposer à son courroux. L’état moral de la Russie fut, à vrai dire, effrayant jusqu’à cette crise de la guerre d’Orient. Un emploi, une décoration, un sourire impérial, voilà quel était le dernier rêve de chaque Russe. L’aristocratie cherchait dans une licence effrénée de mœurs l’oubli de son asservissement ; les parens n’envoyaient plus leurs enfans aux universités de peur qu’ils ne s’éprissent d’idées libérales qui pouvaient les conduire en Sibérie ou leur attirer tout autre malheur : on les envoyait à l’armée, au corps des cadets. C’était encore faire sa cour à un prince qui aimait la parade et se plaisait aux exercices militaires.

Au milieu d’une telle société, on ne comptait tout au plus qu’un petit nombre d’esprits libéraux ajournant leurs rêves, évitant avec soin de tomber dans les pièges des espions et se sentant toujours sous la menace d’une dénonciation pour un mot, pour un livre défendu. C’étaient quelques professeurs des universités, des hommes